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Le misanthrope lucide: Le nouveau roman „Sérotonine“ de Michel Houellebecq

Le misanthrope lucide: Le nouveau roman „Sérotonine“ de Michel Houellebecq

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Michel Houellebecq est probablement l’écrivain français le plus connu, le plus lu et le plus détesté dans le monde entier. Qualifié tour à tour de misogyne, d’homophobe et de xénophobe, Houellebecq est avant tout un misanthrope féru, un pessimiste qui s’en prend, roman après roman, aux scandales et manifestations multiples d’un système capitaliste de plus en plus humiliant et un grand romantique déchu. Cet auteur qui fascine autant qu’il rebute publie aujourd’hui le successeur du décevant «Soumission» – et signe un roman important malgré d’évidents défauts.

La sérotonine est l’hormone associée à l’état du bonheur. «Sérotonine», c’est aussi le titre du nouveau roman de Michel Houellebecq qui, fort ironiquement, est l’un des romans les plus tristes qu’on ait pu lire au cours des dernières années.

L’on y rencontre une nouvelle incarnation du narrateur houellebecquien, Florent-Claude Labrouste, qui, dès l’incipit, évoque l’invention en 2017 d’un nouvel antidépresseur, le Captorix, dont l’un des effets secondaires est la disparition de la libido et qu’on lui prescrit.

Il remonte alors à son dernier souvenir d’excitation sexuelle (deux filles espagnoles qu’il aide à gonfler les pneus de leur voiture), raconte le dépit presque suicidaire dans lequel le plonge sa relation avec la jeune japonaise Yuzu puis narre la façon dont, en à peine une après-midi, il parvient à abandonner sa compagne et sa vie professionnelle. S’ensuit son errance à travers une France rurale abandonnée et les retrouvailles tristes et parfois ratées avec les quelques individus qui ont marqué sa vie, parmi lesquels figurent un ami aristocrate, Aymeric, dont l’exploitation agricole périclite, et ses relations amoureuses, invariablement avortées parce qu’il a merdé, lui.

Le roman, qui se lit comme une lettre d’adieu de son narrateur à l’humanité entière, est d’une noirceur totale, parsemée ici et là d’éclats de poésie et de beauté. Au-delà des péripéties d’un personnage désillusionné, c’est aussi une charge contre une Union européenne désemparée par la globalisation, une union qui n’arrive plus à protéger ses acteurs sur un plan national et une œuvre par moments quasi-prophétique quand elle met en scène une sorte de mouvement gilets jaunes avant la lettre. Bref, c’est peut-être, on l’avoue en grinçant un peu des dents, le roman à lire en cette rentrée. Une analyse détaillée.

Le phénomène Houellebecq: entre attraction et répulsion

1. L’auteur en homme de paille

Les romans de Michel Houellebecq fascinent sur au moins trois points: tout d’abord, il est intéressant de voir que le monde entier arrive encore à s’intéresser à des productions littéraires, chose assez rare pour être signalée et qui montre à quel point cet auteur, souvent bien malgré lui, parvient à provoquer. Exploit répété pour «Sérotonine». Ainsi, un embargo mondial interdit à la presse de n’en révéler ne serait-ce que l’intrigue (de fait presque inexistante) avant le 27 décembre (normalement, en littérature, pas d’embargo puisque l’on ne se rue plus guère sur des livres dès leur publication).

Pantoute, une librairie québécoise, publia, ce même 27 décembre, un échange entre deux de ses libraires, échange au cours duquel l’un des intervenants proclama: «Houellebecq, c’est le Philip Roth français. Leurs romans à tous deux tournent plus ou moins autour de leur bite. Les deux sont de sinistres phallocrates. Parfois ils ont des intuitions lumineuses sur leur époque.» Et le dialogue de se poursuivre:

«Donc, tu as détesté ‹Sérotonine›?»
«Oui.»
«Tu penses que je devrais le lire?»
«Oui.»

Dans ces quelques lignes tiennent tout l’attrait et toute la répulsion que notre époque éprouve pour Houellebecq, qui est devenu une sorte de figure de paille des temps modernes. Houellebecq, c’est un peu notre inconscient collectif exhibé et exposé en pleine gueule, c’est le retour du refoulé d’une époque sur le point de craquer sous le poids de ses traumatismes. Voilà peut-être pourquoi intellos de gauche et féministes le lisent alors même qu’on pourrait – trop facilement peut-être – conclure qu’il est un «sinistre phallocrate». La fascination Houellebecq, c’est qu’il ose aller là où ça fait mal et analyser, comme il l’a fait dans «Plateforme» quand il évoquait le tourisme sexuel en Thaïlande, en décrivant sans – c’est cela qui irrite – juger d’emblée.

2. Histoire d’une confusion?

Ensuite, la réception de ses romans montre à un point assez impressionnant l’écueil qui consiste à confondre le narrateur (fictionnel) et l’auteur (réel) d’une œuvre – comme si l’histoire de la théorie littéraire des deux siècles derniers ne s’était pas évertuée à démontrer que c’était là deux choses fondamentalement différentes (faire cette confusion, c’est un peu comme si on se mettait à croire que le réalisateur de «Le silence des agneaux» était lui-même un tueur anthropophage).

Il faut pourtant dire que les narrateurs houellebecquiens se suivent et se ressemblent, qu’ils partagent plus d’un trait avec leur auteur (ne serait-ce que, pour prendre un exemple peu problématique, leur amour inconditionnel pour la cigarette) qui, de surcroît, sème souvent la confusion en tenant des propos assez peu nuancés tel, par exemple, pour prendre un exemple cette fois-ci assez problématique, son assertion selon laquelle l’islam serait «la religion la plus con».

De ce fait, Houellebecq, dans sa maladresse même, dont il est difficile à dire si elle fait partie d’une mise en scène, d’une posture auctoriale, ressemble quelque peu à cet autre provocateur qui s’est fait virer du festival de Cannes en 2011 pour avoir parlé du Führer en des termes ambigus – je nomme Lars von Trier.

C’est peut-être pour cette raison que Houellebecq déclara dès 2016 à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles, avec qui il entretient des relations particulières (le journal sort ces jours un numéro spécial d’une centaine de pages consacrée exclusivement à cet écrivain), qu’il n’allait plus donner d’entretiens – sachant ou pressentant peut-être que de tels dérapés ne feraient qu’alimenter un débat d’où l’œuvre serait plus ou moins exclue (ainsi, peu ont dit, par exemple, que «Soumission» était tout simplement mal écrit et que son anticipation sociétale convainquait assez peu).

Malheureusement, il y a peu de temps, Houellebecq infirma ses intentions et s’exprima, dans le magazine de droite extrême Valeurs actuelles de surcroît, pour un Frexit. C’est là d’autant plus dommage que le narrateur de «Sérotonine», un ingénieur agronome (comme Houellebecq l’était lui-même), développe, au cours de son récit, une charge plus intelligente contre une Union européenne qui n’arrive plus vraiment à défendre l’intérêt de ses membres face à la course de la mondialisation: «J’étais en effet parti avant d’avoir remis ma note de synthèse sur les producteurs d’abricots du Roussillon, dégoûté par la vanité de ma tâche, dès lors que les accords de libre-échange actuellement en négociation avec les pays du Mercosur seraient signés il était évident que les producteurs d’abricots du Roussillon n’auraient plus aucune chance, la protection offerte par l’AOP ‹abricot rouge du Roussillon› n’était qu’une farce dérisoire, le déferlement des abricots argentins était inéluctable, on pouvait d’ores et déjà considérer les producteurs du Roussillon comme virtuellement morts, il n’en resterait pas un seul, même pas un survivant pour compter les cadavres.»

3. La flemme d’écrire transformée en sujet du livre

Ce pessimisme agricole radical dérive cependant aussi d’un autre trait caractéristique du narrateur de «Sérotonine». En général, dans les romans de Houellebecq, l’on assiste (de manière de plus en plus frappante pour ses derniers romans) à une sorte de flemme de l’écriture qui fait que ses romans se désagrègent souvent formellement – et pas que formellement – à un moment ou un autre. On sent que l’auteur n’a plus envie de continuer, que son sujet, que même le livre en cours d’écriture le lasse.

Il est étonnant, quoique cette forme de flemme épousât parfois aussi le désemparement existentiel du narrateur houellebecquien et se justifiât donc dans l’œuvre, qu’un tel auteur, à la maîtrise stylistique inégale, en soit venu à représenter la figure de l’écrivain français à l’étranger – et il est peut-être plus symptomatique pour le monde dans lequel on vit que pour l’œuvre de Houellebecq que cela ait eu lieu.

Pour «Sérotonine», la solution trouvée est assez élégante: plutôt que de faire de la dépression une sorte de sourdine, de bourdonnement stylistique d’arrière-fond, Houellebecq choisit de mettre en scène un narrateur lui-même fortement dépressif. En fait, c’est un peu comme si le narrateur houellebecquien osait enfin confronter et se frotter au diagnostic expliquant son malaise d’être au monde: tout ce dépit, tout ce mépris aussi (les femmes qui sont toujours plus ou moins des salopes, la société qui interdit au bonheur individuel de se développer) est en effet une manifestation de sa flemme d’exister, flemme qui, pour cette nouvelle incarnation du narrateur houellebecquien, se lit dès l’incipit en forme de confession. Pendant cet incipit, il s’insurge contre son prénom (Florent-Claude Labrouste, prénom qu’il associe à une «pédale botticellienne» ou des soirées de «vieux pédés») avant d’expliquer qu’en 2017, un nouvel antidépresseur, au «mécanisme d’action finalement plus simple» allait lui faciliter la vie. Avec un petit hic: «Les effets secondaires indésirables les plus fréquemment observés du Captorix étaient les nausées, la disparition de la libido, l’impuissance. Je n’avais jamais souffert de nausées.» (Pour tout vous dire, même les prostitués le laissent indifférents et la Thaïlande n’est plus qu’un horizon de désir lointain – un comble pour un narrateur houellebecquien).

Pourquoi il faut (quand même) lire «Sérotonine» 

1. Parce que ses écueils sont moins graves qu’il n’y paraît

«Sérotonine» n’est pas un livre parfait. Plusieurs choses dérangent pour qui a toujours été perturbé par certaines tendances houellebecquiennes. Sa misogynie lui fait dire que la plupart des femmes sont des «salopes» (parfois même de «grosses salopes»); des mots à tendance homophobe («pédale», «pédé» dès les premières lignes du bouquin, c’est un peu lourd) font tiquer; au milieu, le roman connaît des problèmes de rythme et sa charge contre l’Union européenne, si l’auteur prend très visiblement le parti de la population désemparée par la sauvagerie d’un monde mercantile, est quelque peu manichéenne, puisque c’est plutôt le marché dans son évolution mondiale qu’il aurait fallu attaquer – sans l’Union européenne, pas sûr que les producteurs d’abricots du Roussillon connaîtraient un sort plus favorable.

Mais ces reproches sont, finalement (j’en suis le premier étonné) assez minimes par rapport aux qualités de ce roman – et la plupart peuvent même être réfutés. C’est peut-être un brin facile, mais la noirceur de sa vision découle parfaitement de la dépression du personnage, de sa description d’un monde dont l’altérité lui échappe de plus en plus. On parle souvent de misogynie (et c’est vrai que les descriptions un peu gynéco sur l’anatomie des chattes peuvent gêner à la longue tout comme choque son incessante marchandisation de la femme), mais il faut dire que les femmes, chez Houellebecq, lui inspirent plus de clémence que les hommes, dont il dit que, par contraste, ils ne comprennent pas grand-chose à la vie. La misogynie est chez Houellebecq un symptôme d’une misanthropie paradoxale – Houellebecq méprise et aime à la fois les femmes comme il méprise et aime à la fois l’humanité.

2. Parce que c’est un roman profondément triste et en partie hilarant

Dès le début, l’on se surprend à rire beaucoup face au cynisme et au laconisme de Florent-Claude. Qu’il s’imagine les scénarios possibles pouvant découler de sa rencontre avec deux jeunes Espagnoles (le scénario comédie romantique, le scénario porno, avec une suite «davantage prévisible» que dans la version rom’com, mais avec une «importance du dialogue moindre», et enfin la morose réalité, où il rentre pour traiter son érection «par les moyens habituels») ou qu’il mentionne la flemme qu’il éprouve pour sa compagne japonaise sur l’ordinateur de laquelle il découvrira, par besoin de savoir («enfin le mot de besoin est peut-être un peu fort, disons qu’il n’y avait que des matchs [de foot] décevants ce soir-là»), des pornos amateurs et zoophiles où elle tient un rôle de première importance, ce qui l’amènera à envisager de «tout simplement (les bonnes idées sont toujours simples) à la jeter par la fenêtre»: il est étonnant qu’un roman aussi noir sur la dépression parvienne à nous soutirer, pendant ses premières 120 pages, tant d’éclats de rires. Pourtant, une fois qu’il se plonge dans la solitude d’un hôtel parisien du XIIIème arrondissement, ce sera la mélancolie qui prendra le dessus et la dégringolade dans la noirceur sera tout aussi maîtrisée.

3. Parce que Houellebecq a enfin travaillé son style

Contrairement à «Soumission», où structure et style souffraient d’un minimalisme qui miroitait une certaine envie d’en finir (une fois passé les quelques pages brillantes sur Huysmans, ça devenait très aride), «Sérotonine» est maîtrisé, poétique, ses phrases sont ciselées et longues, même si elles manquent parfois d’élégance et que certains passages, stylistiquement, restent en dessous de ce que des auteurs chez Minuit savent faire.

4. Parce que les analyses sociétales et politiques sont amèrement lucides

On attribue souvent à Houellebecq des pouvoirs prophétiques – alors que, tout simplement, la lucidité de son regard et ses extrapolations réalistes (on l’oublie, mais Houellebecq est aussi un auteur de science-fiction, le Captorix par exemple n’existe pas et «Sérotonine» semble jouer dans un futur indéterminé quoique très proche) lui permettent souvent de toucher juste. Ici, ce sont les gilets jaunes qui connaissent une sorte d’anticipation avec un mouvement de révolte populaire déclenché par des agriculteurs normands qui ne s’en sortent plus depuis que le prix du quota laitier a été fixé à un taux trop bas pour que les paysans puissent survivre de leur métier.

On retrouve ici le Houellebecq qui se place du côté de la population – française surtout, il faut le dire – et qui, dans une interview avec Emmanuel Macron qu’il réalise en 2016, disait qu’il était pour une démocratie directe et une politique du référendum constant. Au-delà de cela, l’auteur touche à des questions sociétales comme l’élevage (et l’abattage) industriels, montre une forte empathie pour la campagne et le règne animalier, et fait souvent de brillantes analyses. Sur le couple: «il est mauvais que des aimés parlent la même langue, il est mauvais qu’ils puissent réellement se comprendre, qu’ils puissent échanger par des mots, car la parole n’a pas pour vocation de créer l’amour, mais la division et la haine».

Sur la vie d’adulte: «les années d’études sont les seules années heureuses, […], la vie d’adulte ensuite, la vie professionnelle n’est qu’un lent et progressif enlisement, c’est même sans doute pour cette raison que les amitiés de jeunesse […] ne survivent jamais à l’entrée dans la vie adulte».

Sur la génération de son amante Camille, les post-68 grandis dans un monde de plus en plus impitoyable, leur ardente volonté, le besoin de réussite dans une société qui ne donne pas de seconde chance: «leurs soûleries elles-mêmes étaient devenues différentes de celles que j’avais connues: ils s’enivraient brutalement, ingurgitaient à toute vitesse des doses d’alcool énormes, comme pour atteindre l’abrutissement le plus vite possible, ils se saoulaient exactement comme devaient le faire les mineurs du temps de ‹Germinal'». Sauf que la souffrance physique a ici été remplacée par une souffrance et une volonté d’oubli plus psychologiques.

5. Parce que c’est un roman sur la possibilité et l’échec de l’amour

Plus encore que le portrait sociétal, ce sont les péripéties et réflexions sombres d’un narrateur qui permettent à Houellebecq d’accéder à la grâce. Car une fois que se brise la glace protectionniste du cynisme, Florent-Claude affrontera de plein fouet l’échec existentiel qui est le sien et qui se reflète un peu partout autour de lui – les gens sont tous malheureux, ont été anéantis par l’amour, se sont lancés dans des entreprises de «liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles», idées qui étaient dans «l’air du temps» et dont la promesse a détruit puis fait souffrir toute une génération qui s’est laissée aveugler: ces libertés individuelles étaient plus un effet de mode aussitôt détruit par la marche économique du monde qu’autre chose.

Car c’est aussi simple que cela, chez Houellebecq: dans une société où le bonheur est devenu impossible, où chacun souffre de la compétitivité et voit en l’autre une marchandise, l’amour seul peut nous sauver: «Le monde extérieur était dur, impitoyable aux faibles, il ne tenait presque jamais ses promesses, et l’amour restait la seule chose en laquelle on puisse encore, peut-être, avoir foi.» Sauf que, parce qu’on vit dans un monde où l’on a vite fait de confondre amour et cul du fait de la marchandisation de tout, le narrateur n’aura de cesse de foutre en l’air ses relations amoureuses. Et cela, ces pages sur cet échec amoureux, ces pages sur le bonheur à deux et l’impossibilité de vraiment se remettre d’un tel dépit amoureux, de vraiment guérir du bonheur qu’on a connu, parce qu’elles sont loin d’un quelconque apitoiement sur soi-même, sont d’une tristesse à vous briser le cœur.