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OpinionRéflexions sur la signification historique du 11 septembre 2001

Opinion / Réflexions sur la signification historique du 11 septembre 2001
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Le Tageblatt reproduit aujourd’hui des extraits d’un article publié par l’historien du temps présent Denis Scuto il y a presque vingt ans dans le même Tageblatt, le 13 décembre 2001, portant sur la signification historique des attentats du 11 septembre 2001. Trois mois après les attentats, Denis Scuto expliquait les changements, imaginaires ou réels, et les espoirs, légitimes, mais vite déçus.

Depuis le 11 septembre 2001 et les attentats monstrueux à New York et Washington, qui ont fait plus de trois mille morts, tout a changé. Le monde ne sera plus comme avant. Voilà ce qu’on nous a répété à longueur de journées dans les médias. Voilà ce qu’on entend dans la rue.

Cette interprétation des événements interpelle évidemment l’historien, puisque l’histoire peut se définir comme une „science du changement“ (Marc Bloch). (…) Les historiens tentent de dégager dans l’analyse de l’évolution des faits de civilisation les notions de progrès ou de régression, de rupture ou de continuité, d’innovation ou de permanence. Ils se demandent „pourquoi“ et prennent le temps de poser des questions comme les suivantes : Est-ce que tout a changé depuis le 11 septembre? Dans quelle mesure le monde a-t-il changé? Est-ce le monde ou est-ce notre perception du monde qui a changé? Dans quelle mesure notre perception du monde a-t-elle changé? Tous ces changements conduiront-ils également à des changements de comportement? De la part de qui? Des responsables politiques? Des acteurs économiques? Des acteurs sociaux? Des différents membres de la société? En Europe? Aux Etats-Unis? Dans le monde arabe? En Asie centrale?

La fin du sentiment de sécurité

En tentant de répondre à ses questions, on se rend compte que c’est dans un premier temps la perception de notre situation personnelle dans le monde qui a changé. Alors que, Européens ou Américains, nous nous croyions relativement à l’abri de phénomènes de guerre ou de terrorisme, nous voilà subitement confrontés à la menace d’„une attaque armée de nature terroriste“, selon la définition donnée par le Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU) aux attentats du 11 septembre.

Comme beaucoup d’autres membres des classes moyennes des pays occidentaux, je me sentais relativement en sécurité depuis la chute du mur de Berlin en 1989, et la fin de ce monde bipolaire dominé par l’affrontement Est-Ouest et la dissuasion nucléaire. Je n’ignorais pourtant pas le terrorisme comme phénomène de mon temps. (…)

Les peurs liées à des attaques terroristes ou à la menace de guerre ne sont donc pas si nouvelles. Les attentats n’ont pas disparu, même si l’Europe occidentale fut moins visée dans les années 1990 que dans les années 1980. D’autres facteurs expliquent le dur réveil du 11 septembre pour l’opinion publique : L’entrée des deux superpuissances dans une logique de désarmement, la chute du mur de Berlin, l’effondrement du monde communiste et donc la fin du monde bipolaire, la prospérité des années 1990 ont fini par sécuriser les classes moyennes des pays occidentaux. Pour ces bénéficiaires de la croissance économique de cette période, la dernière décennie du 20e siècle apparaît – ou mieux: devrait apparaître – désormais comme la décennie de la grande illusion.

La fin de certaines illusions

Nous avons préféré bon nombre d’illusions à la réalité, voilà ce qui est remis en question par les attentats du 11 septembre ou devrait l’être en tout cas. Relevons quelques-unes de ces illusions (1):

L’histoire (du 20e siècle) n’a pas touché à sa fin, elle continue. Elle reste marquée par des violences et des guerres qui frappent avant tout des civils. Elle reste marquée aussi par des mouvements de révolte et des crises politiques sur fond d’injustice sociale. Les attentats du 11 septembre ont montré que ces phénomènes ont des répercussions directes sur nous, Américains, Européens, alors que nous nous croyions hors de portée des graves problèmes de ce monde. Tout en employant à tort et à travers le terme de „village global“, nous n’étions que superficiellement conscients des implications de cette réalité : l’interconnexion des problèmes des régions pauvres de cette planète avec la politique (ou l’absence de politique) des régions riches de cette même planète.

Le réveil est dur pour ceux qui ont entretenu le mythe de la fin du politique ou de l’intervention de l’Etat. La liberté n’est pas garantie par la victoire automatique et l’expansion inéluctable de la démocratie dans le monde comme „forme finale de tout gouvernement humain“ ou „point final de l’évolution idéologique de l’humanité“ (Francis Fukuyama) et par le triomphe des mécanismes économiques de la libre entreprise, où l’Etat est prié de s’abstenir le plus possible. Comme l’a montré le 20e siècle, la liberté est un bien extrêmement fragile et nécessite un engagement politique permanent de la part des nations démocratiques et des différents acteurs de la société civile au sein des Etats, à travers le monde entier.

L’illusion économique et financière de la disparition des cycles et des crises et de la croissance sans fin s’est dissipée. La fin des illusions avait ici déjà été annoncée par le choc pétrolier de 1999/2000 et l’atterrissage brutal de l’industrie „high tech“ aux Etats-Unis. Le terme de récession remplace maintenant celui de ralentissement aux Etats-Unis. Finies les années de célébration d’Internet et de la globalisation.
A force de nous croire déjà arrivés dans un monde nouveau, nous sommes tout étonnés de nous réveiller un 11 septembre, confrontés de façon dramatique et terrible aux problèmes de ce monde ancien et déjà oublié du 20e siècle.

Et comme souvent, l’historien rencontre dans les événements plus de continuités que de ruptures, plus de permanences que d’aspects novateurs.

Rupture dans l’histoire du terrorisme

Certes, il y a du nouveau. Certes, il y a rupture dans l’histoire du terrorisme: le terrorisme passe de moyen de pression collatéral, instrumentalisé par les Etats, au statut de menace majeure, autonome, déterritorialisée et globalisée. Les terroristes n’hésitent pas devant le meurtre de masse („le premier meurtre de masse télévisé de populations civiles“) pour déstabiliser, voire tenter de détruire le monde tel qu’il existe. Ils n’ont pas de revendications territoriales ou politiques précises. S’ils ne revendiquent pas leurs attentats, c’est justement parce qu’ils ne veulent rien négocier, parce qu’il s’agit d’un terrorisme sans concessions. (2) (…)

Il se réclame néanmoins d’une idéologie que certains spécialistes définissent comme „salafisme-djihadisme“: (3) Cette idéologie consiste d’une part dans une interprétation rigoureusement anachronique des textes religieux musulmans, en faisant croire à ses adeptes à un retour possible vers une vie pastorale et nomade et une époque idéalisée des „pères fondateurs“ de l’islam. D’autre part, elle appelle à la guerre sainte non seulement contre les pays occidentaux responsables à ses yeux du déclin de la civilisation musulmane, mais encore contre les élites politiques des pays musulmans qui sont leurs alliés.

Rupture dans les objectifs de la guerre moderne

Certes, il y a rupture dans les objectifs de la guerre moderne: les „attaques armées“ de ces acteurs militaires non étatiques ne visent plus la destruction de forces armées et des infrastructures militaires, mais la panique des populations civiles et la désorganisation des réseaux économiques et financiers qui forment la base des sociétés complexes (places financières, systèmes d’information et de communication, symboles du pouvoir).

Toutefois, cette tendance fut déjà largement annoncée par les conflits des années 1990. Les guerres en Ex-Yougoslavie (après les guerres coloniales) ont souligné l’importance de ce phénomène de conflit asymétrique dans les tactiques militaires: le contournement de l’écrasante supériorité technologique occidentale par la mobilité, la surprise, le recours à des moyens inattendus, l’esquive permanente. (…)

Il est important de ne pas perdre de vue ces continuités au sein de ce qui apparaît de prime abord comme une rupture totale. Il est important de rappeler surtout que le monde a radicalement changé non le 11 septembre 2001, mais bien le 9 novembre 1989. Depuis la chute du mur de Berlin et, par la suite, l’effondrement du communisme et la fin du monde bipolaire, nous sommes confrontés à un „monde privé de sens“ (Zaki Laïdi), un monde sans ordre international, un monde complètement instable. (4)

Le monde a changé … en 1989

Rappelons quelques-unes de ces continuités qui nous ramènent à 1989 comme année-charnière.

1. Dans son ouvrage de réflexion et de synthèse sur l’histoire du 20e siècle, Eric Hobsbawm avait souligné dès 1994 que les Etats-Unis, tout en représentant l’unique superpuissance du monde, se montrent nullement pressés ou alors incapables de concevoir un quelconque ordre mondial nouveau. Quelle différence avec 1919, où les grandes puissances réunies à Paris traçaient les nouvelles frontières de l’Europe, parfois en harmonie, souvent en contradiction avec la volonté des peuples qui y vivaient! Quelle différence avec les conférences internationales des Alliés de la Seconde Guerre mondiale qui définissaient les fondements du nouvel ordre mondial de l’après-guerre, basé d’ailleurs sur le multilatéralisme! (5)

Depuis 1989, d’innombrables guerres, entre Etats ou à l’intérieur d’un Etat, entre acteurs étatiques et acteurs non étatiques, déclarées ou non, frappent tous les continents. Cette liste non exhaustive pour en rappeler quelques-unes : Panama, Irak, Liberia, Angola, Soudan, Somalie, Bosnie, Kosovo, Macédoine, Tchétchénie, Israël-Palestine, Afghanistan, Cachemire … Si le danger d’une Troisième Guerre mondiale semble banni, le danger permanent d’explosions guerrières dans toutes les régions du globe souligne à quel point l’instabilité internationale caractérise l’ère de l’après-guerre froide.

Un monde d’instabilité incontrôlée

2. Si le terrorisme comporte de nouveaux aspects, il se place néanmoins dans la continuité d’un phénomène connu depuis des décennies. Il s’agit de la privatisation et de la démocratisation des armes de destruction qui relevaient dans le passé du monopole de l’Etat. De petits groupes de dissidents, qu’ils soient politiques, religieux, ou encore des groupes mafieux, placent les nations démocratiques devant des défis énormes. (…)

3. La riposte militaire des Etats-Unis, épaulés par la Grande-Bretagne et soutenus par une grande alliance internationale, rappelle une autre constante de ces temps d’instabilité incontrôlée inaugurés en 1989. Face à une attaque ouverte contre les intérêts vitaux du „premier monde“, les dirigeants de ce monde tentent de résoudre le problème par l’usage de la force contre un pays du „tiers monde“. L’invasion du Koweït en 1990 a entraîné une riposte militaire contre l’Irak de Saddam Hussein.

L’„attaque armée de nature terroriste“ contre les Etats-Unis entraîne aujourd’hui une riposte militaire contre le pays qui abrite et couvre les responsables de cette attaque armée. Le fait que la légitime défense soit invoquée ne doit pas nous faire oublier que les Américains et les Anglais ne mènent pas en Afghanistan „une  nouvelle guerre“ qui serait propre ou qui se contenterait d’une riposte proportionnelle avec des attaques ciblées d’infrastructures militaires.

Une nouvelle ancienne guerre

Tous les efforts de censure militaire n’ont pas réussi à cacher les violations des principes du droit international et du droit humanitaire, principes qui devraient constituer une référence pour tous les gouvernements et les groupes armés. Les talibans comme les troupes de l’Alliance du nord sont responsables d’exécutions sommaires. Les Américains larguent depuis le 11 octobre 2001 des bombes à dispersion sur le pays, armes condamnées par toutes les organisations humanitaires. (6) Bon nombre d’infrastructures civiles furent la cible de bombardements (hôpitaux, dépôts de la Croix Rouge, canalisations, barrages). Une enquête est demandée pour faire toute la lumière sur la répression sanglante de la révolte des prisonniers près de Masar-i-Charif … Tout cela ressemble fort aux „anciennes guerres“ du 20e siècle.

Le bilan des victimes civiles directes – des actes de guerre – et indirectes – des déplacements forcés avec leur cortège de famines et d’épidémies meurtrières – sera probablement effrayant. Mais nous ne le saurons que dans un an ou deux. Et peu d’entre nous ne liront les notes en bas de page ou en marge dans la presse sur un conflit qui déjà aujourd’hui ne fait plus les premiers titres des journaux.

Il reste que la guerre en Afghanistan confirme ce que les guerres coloniales après 1945 avaient déjà montré et ce qui est apparu plus clairement encore depuis 1989: les grandes puissances ne sortent plus vainqueurs des guerres menées contre le tiers monde. Elles peuvent gagner des batailles grâce à leur supériorité technologique, mais pas la guerre. (…) Surtout, il s’avère que ces interventions militaires déstabilisent davantage encore les régions qu’elles touchent, conduisent à des engrenages politiques qui échappent à tout contrôle et accroissent les problèmes économiques de ces régions en touchant directement les habitants les plus pauvres.

Aujourd’hui, les Etats-Unis et leurs alliés sont en train de gagner la bataille contre les talibans et mettront peut-être la main sur Oussama Ben Laden. Toutefois, la guerre contre l’Afghanistan contribue à déstabiliser l’environnement politique régional, notamment au Pakistan, en Inde, dans les anciennes républiques musulmanes de l’Union soviétique. Sans mentionner la catastrophe humanitaire qui se profile à l’horizon et dont nous ne connaissons pas encore la vraie envergure. Enfin, les projets politiques de l’après-guerre – arbitrage de l’ONU d’un gouvernement réunissant les différentes factions – sont d’ores et déjà compromis par les nouveaux rapports de force créés sur le terrain par l’intervention militaire des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne en faveur des troupes de l’Alliance du nord. Les craintes sont d’autant plus justifiées que la guerre a renforcé les courants radicaux au sein de ces différentes factions au détriment des groupes modérés.

4. La fin du monde bipolaire a fait de l’islam, comme l’ont décrit notamment Gilles Kepel et Olivier Roy (7), un acteur idéologique autonome et très important à l’échelle du monde, alors que dans le cadre de la décolonisation, l’islam ne représentait encore qu’un facteur identitaire parmi beaucoup d’autres (la nation, l’occupation professionnelle, la classe sociale, la situation d’immigration, les convictions politiques, etc.).

L’islam, un monde pluriel

C’est après la révolution islamique en Iran en 1979 que les élites au pouvoir dans les Etats du monde musulman ont progressivement abandonné le discours du socialisme (Egypte), de la sécularisation (Turquie) ou du libéralisme pour se référer de plus en plus à l’islam. De l’Algérie à l’Indonésie, les Etats ont donné un rôle de premier plan aux oulémas pour fournir aux élites politiques une légitimité islamique face à la contestation des islamistes révolutionnaires. Face à la montée de ces groupes extrémistes, les oulémas devaient dissocier la „mauvaise interprétation“ de l’islam de la „bonne“. Or, ce phénomène a marginalisé les intellectuels laïques qui se référaient à l’époque des Lumières, tant en Occident qu’en Orient.

Des partis et des organisations islamistes se sont propagés dans tous les Etats du monde musulman. S’ils représentent les intérêts de groupes pieux, s’ils se réclament du mot d’ordre commun de la charia, leurs objectifs sont fort différents. Les uns sont des mouvements révolutionnaires qui remettent en cause les hiérarchies sociales et touchent les jeunes déshérités des périphéries urbaines pauvres et surpeuplées. Les autres visent simplement le remplacement des élites au pouvoir sans bouleverser l’ordre social en place. Ils recrutent avant tout dans les classes moyennes, notamment les étudiants et jeunes diplômés. La corruption et le népotisme tiennent ces jeunes à l’écart de carrières auxquelles leurs diplômes leur permettent d’aspirer.

Une fois au pouvoir, ces groupes ne réalisent d’ailleurs nullement les réformes sociales promises. Comme l’exemple des talibans le souligne, ils imposent plutôt des mesures d’ordre moral comme le port de la burqa pour les femmes, la multiplication des prohibitions et des châtiments. Un des buts visés par ces mesures est justement de retarder ou d’ignorer les réformes sociales nécessaires. (…)

A côté de l’Iran, puis de la Palestine, ce fut ensuite au tour de l’Afghanistan de jouer un rôle important dans l’imaginaire islamique.

Comme l’a exprimé Gilles Kepel, l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 et la guerre civile qui en résulte „donne à ce pays marginal parmi les Etats musulmans une centralité symbolique qui permet à la cause afghane de remplacer la cause palestinienne dans l’imaginaire arabe et de dissoudre cet imaginaire dans un imaginaire islamique, voire de substituer l’espace de sens islamique à un espace de sens arabe.“ (8) Cet espace de sens islamique a émergé complètement après la chute du mur de Berlin.

Les Soviétiques sont tombés en 1979 dans le piège afghan. Les Américains se sont aventurés également dans ces régions d’Asie centrale si convoitées pour des raisons géostratégiques et économiques. En 2001, le piège afghan se referme sur les Etats-Unis. En effet, les moudjahidines aidés par les Américains qui les ont armés et financés avec l’aide de pétromonarchies comme l’Arabie saoudite ou d’autres alliés comme le Pakistan se sont vite retournés contre eux, comme l’avait déjà souligné l’attentat (largement oublié) contre le World Trade Center en 1993. La guerre en Afghanistan a produit en série des combattants afghans, des islamistes arabes et pakistanais formés dans les camps de Peshawar et d’ailleurs, qui se sont dits que la défaite de la superpuissance soviétique était en fait le mérite à eux. Oussama Ben Laden et ses acolytes, mais aussi les moudjahidines des factions les plus diverses se sont persuadés qu’ils pourraient gagner la guerre contre tous les régimes „impies“ du monde depuis l’Occident jusqu’à ses alliés du monde musulman. Ils croient aujourd’hui obtenir par des actes de guerre et de terrorisme l’adhésion émotive et la mobilisation spontanée des foules musulmanes.

Toutefois, si un espace de sens islamique s’affirme de plus en plus depuis les années 1980, il s’agit d’un espace aux multiples contradictions internes. Il y a ce groupe extrêmement minoritaire des terroristes symbolisé par Al Quaida qui puise dans un imaginaire djihadiste. Leur impact sur le monde musulman est très limité, même si les terribles attentats du 11 septembre leur ont donné une grande visibilité. Il faut ensuite mentionner les influences contradictoires des grands acteurs étatiques dans le monde musulman comme l’Egypte, l’Arabie saoudite, l’Iran. Ainsi, en ce moment, les missions saoudienne et iranienne se disputent l’influence dans les nouveaux Etats apparus après la chute de l’empire soviétique et du communisme en Europe de l’Est, comme la Bosnie, l’Albanie, la Bulgarie, l’Azerbaïdjan, le Tadjikistan ou le Turkménistan. (…)

Il est important de rappeler cette pluralité du monde musulman à un moment où des termes comme „choc des civilisations“ ou „croisade du Bien contre le Mal“ sont en train de nous faire perdre tout sens des réalités et des nuances pourtant indispensable pour comprendre des évolutions historiques complexes.

Les changements espérés et les espoirs déçus

Une vision nuancée est d’autant plus importante que tout le monde était d’accord après le 11 septembre que des changements de politique s’imposaient pour faire face aux multiples défis.
A la lecture de la grande presse européenne, les points de vue de nombre d’observateurs politiques convergeaient sur plusieurs leçons à tirer du 11 septembre:

Il fallait combattre le terrorisme international par des moyens divers: militaires, policiers, diplomatiques, économiques, politiques.

Il était indispensable de réviser la politique étrangère américaine. L’administration Bush devait abjurer l’unilatéralisme. Elle ne pouvait continuer à dénoncer les traités internationaux, à annoncer un retrait américain de toutes les zones de crises, à expliquer que la priorité de l’administration se trouvait dans „les intérêts nationaux américains“, qui serait détachée des problèmes du reste du monde.

Fournir une aide internationale destinée à la prévention du terrorisme dans les zones sensibles de la planète devait être une priorité des Etats et des organisations internationales, afin de combattre les racines de ce fléau au niveau économique et social. La reconstruction économique et politique de l’Afghanistan était conjurée au même titre qu’un ordre économique mondial plus juste.

Un règlement pacifique du conflit israelo-palestinien était exigé au nom de l’importance que ce conflit revêt pour l’opinion publique des Etats du monde musulman, mais aussi comme condition sine qua non d’une plus grande stabilité dans la région. De nouveau, les Etats-Unis étaient appelés à jouer un rôle clé dans un processus de paix à relancer. Il fallait en général mettre en place une politique de coopération avec les Etats du monde musulman, afin d’y encourager un espace de prospérité partagée et d’y encourager le débat, les valeurs démocratiques et la justice sociale.

Il était grand temps de définir une politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, de la baser sur une véritable union politique, voire une Constitution européenne.

Voilà pour les changements souhaités après le 11 septembre 2001.

Trois mois et une guerre plus tard, il est certes encore trop tôt pour juger des chances de réussite de ces projets qui sont tous des projets à long terme.

Il reste que nous n’avons dans la plupart des domaines même pas assisté à un renversement de tendances.

L’unilatéralisme préféré à la sécurité collective

On avait ainsi osé espérer une évolution vers le multilatéralisme. Or, la guerre en Afghanistan, n’importe d’ailleurs le jugement qu’on porte sur elle, les Etats-Unis la mènent seule (avec leur petit frère atlantique, la Grande-Bretagne). Non seulement l’ONU n’y joue aucun rôle, contrairement à la guerre du Golfe, mais encore les Etats-Unis peuvent se passer des services de l’OTAN qui avait pourtant décidé dès le 14 septembre de faire jouer le mécanisme de l’article 5 du Traité de l’Atlantique – qui prévoit une assistance militaire. Le fait que les grands pays européens ne cessent de proposer leurs services n’y change rien.

Le multilatéralisme européen lui-même en a souffert, comme l’a souligné le sommet à part tenu par la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne à Gand. Au lieu de relancer le projet de la politique étrangère commune de l’Union européenne, la guerre en Afghanistan n’a fait que conjurer les anciens réflexes nationaux d’anciennes grandes puissances, réflexes dont naïvement on les croyait guéris. (…)

Sur le plan mondial, même si le Conseil de sécurité de l’ONU a proclamé le droit à la légitime défense, même si une alliance politique internationale s’est constituée sous le mot d’ordre de la „guerre contre le terrorisme“, la guerre en Afghanistan ne signifie nullement un début de revirement de la politique étrangère américaine.

Les solutions militaires préférées aux solutions diplomatiques

Bien au contraire, elle marque le passage du stade de superpuissance à celui d’hyperpuissance mondiale, une hyperpuissance qui a les moyens et la volonté d’intervenir partout où les „intérêts nationaux américains“ sont en danger. Depuis le 11 septembre, l’administration Bush a décidé que ces intérêts étaient menacés par tous les pays qui abritent et couvrent des terroristes. Et qu’elle frapperait seule ces pays s’il le faut. Sous le couvert de l’alliance internationale contre le terrorisme, c’est en ce moment la tendance unilatéraliste américaine qui est renforcée au détriment d’un système de sécurité collective.

Que diront les gouvernements européens si les Etats-Unis décident demain ou après-demain de mener une guerre contre l’Irak? Que dira le Conseil de sécurité? Invoquera-t-on de nouveau la légitime défense? Ou la solidarité avec les Etats-Unis en deuil? (…)

Nous avons préféré bon nombre d’illusions à la réalité, voilà ce qui est remis en question par les attentats du 11 septembre ou devrait l’être en tout cas. Voilà ce que j’écrivais au début de cet article.

La guerre menée en Afghanistan, le discours simpliste qui l’accompagne et les menaces d’étendre la guerre à d’autres zones de la planète prouvent le contraire. Tous ces phénomènes soulignent que l’administration Bush n’a toujours pas compris à quel point les intérêts nationaux américains sont vraiment solidement liés à ceux du reste du monde. Tony Judt, professeur d’études européennes et directeur du Remarque Institute à l’université de New York, l’a exprimé mieux que personne tout de suite après le 11 septembre:

„Nous vivons une époque où la politique est mondialisée. Les marchés financiers n’ont aucune frontière – le World Trade Centre n’a pas été attaqué par hasard: son nom représentait en soi autant un défi ouvert qu’une réprobation. Les intérêts nationaux américains ne peuvent se concevoir dans l’isolement. Alliances, traités, législations, agences et tribunaux internationaux ne sont pas une alternative à la sécurité nationale – ils représentent leur seul espoir. Le reste n’est qu’artillerie tape-à-l’œil et vaine vantardise. L’administration actuelle va-t-elle prendre conscience de cette vérité désagréable? Je n’en suis pas sûr. J’ai même bien peur que non. Peut-être la prise de conscience de l’ampleur du désastre national sera-t-elle abandonnée à un futur leader américain, voire à une nouvelle génération. L’espace occupé hier par ces deux tours si fières a laissé place à un effroyable vide jonché de décombres. Une nouvelle ère a commencé.“ (9)

L’appel de Kofi Annan

Une nouvelle ère a commencé … si une nouvelle génération de citoyens comme de leaders politiques s’inspire non pas de M. George Bush, mais de M. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, prix Nobel de la paix 2001, qui appelait après les attentats du 11 septembre à une autre union contre le terrorisme:

„(…) Le terrorisme menace aujourd’hui toutes les sociétés. Tandis que le monde se dresse contre ceux qui y recourent, il nous a été rappelé à tous qu’il faut nous attaquer aux conditions dans lesquelles peut proliférer ce type de haine et de dépravation. Nous devons faire face à la violence, au fanatisme et à la haine plus résolument encore.

L’ONU doit continuer à lutter contre les fléaux de notre temps: les conflits, l’ignorance, la pauvreté et la maladie. Elle ne tarira pas ainsi toutes les sources de haine ni ne mettra fin à tous les actes de violence. Il y aura toujours des gens pour haïr et pour massacrer, même s’il est mis un terme à toutes les injustices.
Mais si le monde parvient à montrer qu’il tiendra bon, qu’il continuera de s’employer à créer une communauté internationale plus forte, plus juste, plus bienfaisante et plus authentique, par-delà toutes considérations de race et de religion, alors le terrorisme aura perdu la partie.“ (10)


(1) Nicolas Baverez, „Back to history“, Le Monde, 15 septembre 2001, p. 18
(2) cf. interview de Jean-Dominique Merchet et Marc Semo avec l’historien Marc Ferro sur les rapports de la guerre, du terrorisme et de l’image, Libération, 22-23 septembre 2001
(3) Gilles Kepel, „Le piège du djihad afghan“, Le Monde, 20 septembre 2001, p. 1 + 16
(4) Zaki Laïdi, „Un monde privé de sens“, Nouvelle édition avec une préface inédite de l’auteur, Paris, Hachette Littératures, 2001
(5)Eric Hobsbawm, „L’âge des extrêmes“, Le Court Vingtième Siècle (1914-1991), Bruxelles, Editions Complexe, 1994, pp. 718ss
(6) Comme l’exprime Amnesty International, „les armes à dispersion ne sont pas explicitement interdites par la législation internationale, mais elles sont hautement susceptibles de violer l’interdiction d’attaque aveugle. Les armes à dispersion posent en outre un problème humanitaire en raison du taux élevé de spécimens non éclatés. Les sous-munitions qui n’ont pas éclaté constituent une menace permanente pour quiconque s’en approche.“ (Amnesty International, Position d’Amnesty International sur les transferts d’armes et l’aide militaire en direction de l’Afghanistan, Document public, Octobre 2001, p. 4)
(7) cf. Gilles Kepel, „Genèse et structure de l’espace de sens islamique contemporain“, in : Zaki Laïdi (dir.), „Géopolitique du sens“, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 201-226 ; Olivier Roy, „Généalogie de l’islamisme“, Paris, Hachette, 1995
(8) Gilles Kepel, Genèse et structure …, op. cit., p. 210
(9) Tony Judt, „Le vide et les décombres“, Le Monde, Horizons-Débats, 18 septembre 2001, p. 12
(10) Kofi Annan, „Rester unis contre le terrorisme“, Le Monde, 24 septembre 2001, p. 1 + 15