écrit par Denis Scuto
Le nouveau tram est devenu une réalité, vingt-cinq ans après que le Mouvement écologique et la Tram asbl. ne financent en 1992, avec des dons privés, la première étude sur une autre vision de la mobilité pour le Luxembourg du 21e siècle. Mais aucun des pionniers visionnaires de 1992 ne fut invité à prononcer un discours lors de la cérémonie inaugurale. En général, la récupération politique de ce projet par les orateurs a laissé chez bien des supporters de la première heure un goût amer.
Permettez-moi donc aujourd’hui, à la veille des fêtes de Réveillon et de Noël, de raconter une histoire, celle d’un visionnaire d’une autre époque: Prosper Sivering. Pour, en fait, rappeler son histoire. Parce qu’il n’est jamais trop tard pour sortir des visionnaires de l’oubli. Sivering a participé à sa façon à une belle histoire. Celle de notre «Pont neuf», inauguré en 1903. Pour le cinquantenaire, en 1953, Auguste Wirion, directeur, et René Heinerscheid, ingénieur des Ponts et Chaussées, chantent les louanges de ce pont: «Oui, on peut dire que le pont Adolphe est un des beaux monuments du XXe siècle, que c’est le plus beau pont en maçonnerie jamais construit et que l’expression ‹ouvrage d’art› prend avec lui son plein sens.»
Or, dans l’histoire qui nous est racontée sur ce magnifique ouvrage, les mérites des uns sont tus pour que ceux des autres resplendissent en pleine lumière. Le nom de l’ingénieur français Paul Séjourné comme constructeur du pont est cité encore et encore: pour le cinquantenaire, pour le centenaire, lors de la récente rénovation. Mais aucune mention de Prosper Sivering.
Ceci est d’autant plus surprenant que la «Nei Bréck» est aussi l’oeuvre des Sivering, une famille luxembourgeoise d’ingénieurs et d’industriels. En 1897, l’ingénieur Eugène Ferron, «Commissaire du Gouvernement près les chemins de fer», revient dans une conférence sur «ses projets du IIe viaduc à construire à Luxembourg». En 1878, sur demande du directeur général (ministre) des Travaux publics et futur ministre d’Etat, Paul Eyschen, Ferron avait élaboré les premiers plans pour le nouveau pont. Il cite nommément la contribution du père de Prosper, Henri Joseph Sivering, décédé en 1883: «(…) je veux rendre hommage à la Mémoire de l’excellent Ingénieur en Chef des Travaux publics de cette époque, feu M. Sivering, qui, avec sa bienveillance connue, et pour me mettre mieux à même de faire mon étude de projet, avait mis à ma disposition le profil transversal de la vallée en cet endroit, et une projection en élévation d’une étude de viaduc avec arche de 80 m. faite déjà auparavant au sein de cette Administration.» Cette arche de plus de 80 mètres représente d’ailleurs, dira-t-on en 1903, un record mondial. Ce passage de la conférence de Ferron montre en même temps que le projet de nouveau pont est dès ses débuts une œuvre collective, nécessitant la créativité et l’engagement de nombreux ingénieurs, entrepreneurs et ouvriers, même si les publications postérieures à la construction n’en retiendront que quelques noms comme auteurs.
Le visionnaire Prosper Sivering
Une année après le décès de son père, l’aide-conducteur des travaux publics, Prosper Sivering, est nommé sous-chef de bureau au Gouvernement, attaché à la division des travaux publics. En 1889, il avance au grade de chef de bureau et est promu conducteur des travaux publics. Comme son père, il s’intéresse de près au projet de nouveau pont sur la vallée de la Pétrusse. En 1898, il fait part aux autorités de ses préoccupations sur la dimension du pont, et plus précisément sa largeur. Les 14 mètres prévus ne suffisent pas, prévient-il. Comme 2,50 mètres sont réservés aux trottoirs, il ne reste en fait que 9 mètres pour la chaussée. Le chemin de fer à voie étroite, le Charly, aura besoin de 3 mètres. Et attention, n’oublions pas le projet de tramway électrique, souligne Sivering, qui circulera sur la même voie. Ces 3 mètres ne pourront donc être utilisés ni par les chariots, ni par «les automobiles qui se propagent dans le pays, les vélocipèdes, les charrettes et les brouettes». Sivering ajoute que le trafic sur l’ancien pont a doublé en quinze ans et qu’il augmentera encore davantage à l’avenir.
Il communique ces craintes et ces réflexions au ministre des Travaux publics, Charles Rischard, mais aussi au premier ministre, Paul Eyschen, au président de la Chambre, Charles-Jean Simons ainsi qu’au conseil communal de Luxembourg-ville. L’entrepreneur en chef parisien du pont, Fougerolle, serait prêt, d’après Sivering, à donner au pont pour une somme de 40.000 francs – le coût total est estimé alors à 1.400.000 – une largeur de 18 mètres. Sivering demande une largeur d’au moins 16 mètres. Le premier ministre et le président de la Chambre sont d’accord, le conseil communal demande officiellement que le pont soit porté à une largeur de 16 mètres, mais le ministre Rischard n’en veut rien savoir.
Comme les plans avec une largeur de 14 mètres sont finalement retenus – donc seulement 9 m de chaussée – et que les travaux sont sur le point de commencer, le conducteur des travaux publics Sivering décide de s’adresser directement au Grand-Duc Adolphe qui donnera son nom au pont. Dans sa lettre du 3 décembre 1899 à Sa Majesté, dont une copie dactylographiée est conservée aux archives de l’Administration des Ponts et Chausées, Sivering réitère ses avertissements: «Cette largeur de 9 mètres, qui sera réduite à 6 mètres par suite de la voie du chemin de fer et du tramway, n’est pas suffisante pour la circulation normale actuelle des voitures et elle sera complètement insuffisante dans un avenir rapproché. (…) On donne autant aux plus petites chaussées dans les Ardennes où il ne passe que 100 chariots par an.»
La démarche de l’ingénieur visionnaire Sivering auprès du Grand-Duc entraîne de graves conséquences pour lui. Trois jours plus tard, il est convoqué par le conseiller de gouvernment De Waha qui le soumet à un véritable interrogatoire. Comment a-t-il pu faire une chose pareille, lui lance le conseiller qui lui reproche d’avoir contrevenu à la loi sur les droits et devoirs des fonctionnaires et d’avoir lancé des accusations contre le directeur général. Sivering s’en défend et invoque le droit de s’adresser par une pétition au Grand-Duc d’après l’article 27 de la Constitution. Le 14 décembre, le ministre Rischard parle d’un comportement criminel et le menace de 14 jours de réclusion. Le ministre a convoqué d’urgence et saisi le Conseil de gouvernement de l’affaire.
Entretemps la presse a eu vent de l’affaire et demanda la publication des avis de Sivering sur la largeur du pont. Le conducteur des travaux publics doit sans doute à l’intervention de la presse de ne pas être révoqué. Un revirement significatif se produit également sur le fond du problème. Le 22 décembre 1899, Rischard écrit une lettre au conseil communal de Luxembourg, conservée aux Archives nationales, et déclare: «(…) j’ai l’honneur de vous informer que, pour répondre au vœu d’une grande partie des habitants de la ville et en considération de la dépense relativement peu considérable qui en résulte, j’ai décidé que le nouveau pont sur la Pétrusse aura 16 mètres de largeur au lieu des 14 prévus au plan primitif.»
Nul n’est prophète en son pays …
Prosper Sivering, le haut fonctionnaire blâmé ne s’engagea pas seulement pour cette cause. Il fut en 1897 un des co-fondateurs de l’Association luxembourgeoise des ingénieurs ainsi que le fondateur et président de la société de secours mutuels des cantonniers. Mais lors de l’inauguration du Pont Neuf, ses mérites ne sont pas mentionnés. Grâce à lui, le pont fut assez large pour accueillir le trafic, du moins jusque dans les années 1960, lorsqu’on l’élargit aux environ 18 mètres que Sivering avait proposé dès 1899 dans sa lettre au Grand-Duc. Les grands travaux récents l’ont porté à plus de 20 mètres. En 1903, les louanges sont pour son chef qui voulait limiter la largeur du pont. Voici ce qu’écrivit la Kölnische Zeitung: «Der Generaldirektor der öffentlichen Arbeiten, Rischard, ist die Seele des Unternehmens.»
C’est le nom de Rischard qui est cité en 1903, en 1953, aujourd’hui, aux côtés de ceux de Paul Séjourné, ingénieur en chef de la Compagnie des Chemins de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, d’après les plans duquel le pont a finalement été construit, aux côtés d’Eugène Ferron, qui avait dessiné les premiers projets, de Jean Worré et d’Albert Rodange, successeurs de Ferron au poste d’ingénieur en chef des Travaux publics, responsables d’un deuxième et troisième projet. Le catalogue de l’exposition récente au Musée Dräi Eechelen, «Pont Adolphe 1903», nous rappelle même, en citant un article de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, Bernard Neis, dans la Revue technique de 1984, que Séjourné s’est en quelque sorte accaparé du projet du fils de Michel Rodange, la différence résidant essentiellement dans le choix des matériaux. Rodange avait lui aussi émis des critiques à l’égard du projet Séjourné, critiques dont le ministre et le gouvernement n’ont pas tenu compte. Mais, contrairement à Sivering, Rodange était rentré dans les rangs et ne rendit public son avis que la veille de son départ à la retraite, le 24 mars 1926.
C’est Paul Wurth qui se chargea en 1935 de réhabiliter la mémoire de Rodange et celles de Worré et de Ferron, comme concepteurs du Pont Neuf au même titre que Séjourné. Sivering, lui ne fut jamais réhabilité. S’il échappa à la révocation, sa santé en prit néanmoins un coup comme le montrent des cures et congés de maladie prolongés. Sivering meurt le 9 février 1907 à l’âge de 54 ans d’une crise cardiaque. Une notice du Luxemburger Wort précise que le soir de son décès, il s’exerçait encore au violon avec ses enfants. Cette notice au moins lui rendait hommage même si la formulation suivante sonne comme un clin d’œil ironique: «Hr. Sivering war das Muster eines fleißigen, treuen und tüchtigen Beamten, von Obern und Untergebenen gleichermaßen geschätzt.»
Au lieu d’une consécration posthume, Sivering est frappé jusqu’à nos jours d’une damnatio memoriae. L’inauguration du nouveau tram me permet aujourd’hui de lui rendre hommage.
Quelle est la morale de cette histoire? Nul n’est prophète en son pays, serait-on tenté de dire. Il y a autre chose à relever cependant. Au début du 20e siècle, des intellectuels inventaient l’identité nationale luxembourgeoise en l’opposant à l’identité allemande. Un d’entre eux, l’écrivain libéral Nicolas Ries martelait dans son «Essai d’une psychologie du peuple luxembourgeois» que «nous n’ambitionnons pas les titres et la hiérarchie des rangs chers aux Allemands». Or, l’affaire Sivering montre bien que l’Obrigkeits-staat version luxembourgeoise ne se distinguait guère de la tradition prussienne érigée en contre-exemple. Des esprits visionnaires au sein de la haute fonction publique qui osèrent placer leurs soucis pour l’avenir du pays au-dessus du respect de la voie hiérarchique furent bannis à jamais des livres d’histoire.
Est-ce que tout cela a changé aujourd’hui? A voir de près l’inauguration du nouveau tramway, il est permis d’en douter. Non seulement parce que ce sont toujours les ministres et non les visionnaires qui tiennent les discours, mais aussi parce que la bourgmestre de la ville de Luxembourg a même été invitée à tenir le sien, elle qui n’a aucun mérite à l’existence du tram et en revanche jadis tout fait pour l’empêcher …
“Commissaire du Gouvernement près les chemins de fer”
Ass dat esou wéi 'de chez Arlon'?