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ForumL’appel des intellectuels pour les bouquinistes de Paris lors des JO de 2024

Forum / L’appel des intellectuels pour les bouquinistes de Paris lors des JO de 2024
 Photo: AFP/Miguel Medina

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„Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude“: cette opportune réflexion que l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, Albert Camus, prix Nobel de littérature, eut lors d’un entretien qu’il accorda, en 1951 déjà, à „Cabestan“, revue littéraire fondée jadis par un journaliste de la trempe de Jean Daniel, n’a manifestement pas été assez prise en considération, ni méditée à sa juste valeur, par ceux qui, visiblement peu enclins à chérir, sinon à simplement respecter, leur patrimoine culturel en ce qu’il a de plus historique, riche et populaire à la fois, gèrent aujourd’hui, en 2023, la magnifique ville de Paris!

Une funeste décision

Car comment comprendre cette funeste décision, de la part de l’administration de ce qu’il reste encore de la Ville-Lumière (préfecture et mairie conjointes), selon laquelle les célèbres et très anciens (leur existence, dont la naissance remonte au XVIe siècle, a plus de 450 ans) bouquinistes des quais de Seine – la plus vaste librairie à ciel ouvert du monde et l’une des plus romantiques promenades parisiennes, inscrite de surcroît au patrimoine culturel de l’humanité – devraient être subitement délogés et leurs fragiles boîtes démantelées (600 sur 950 étales), pour de prétendues raisons de sécurité face à la menace terroriste tout autant que la violence urbaine, lors des Jeux Olympiques, et la cérémonie d’ouverture en particulier, de 2024?

Un symbole culturellement et moralement choquant

Le symbole, lorsque la culture est à ce point méprisée, et l’irremplaçable richesse des livres sacrifiée sur le très vénal autel du sport business, bien plus encore que d’un hypothétique „périmètre de sécurité“, est, on en conviendra aisément, particulièrement choquant. Et d’autant plus à l’aune de cette ville littéraire par excellence, sur sa rive gauche en particulier, de Notre-Dame à l’Académie française, en passant par le Pont Neuf et le Pont des Arts, qu’est en effet Paris!

Le risque de la faillite économique

Davantage: c’est aussi tout un pan de la vie économique, par-delà même la remise en question de ce que l’on croyait être doté jusque-là d’un inviolable statut culturel, qui, avec la disparition programmée de ces antiques mais toujours merveilleuses boîtes à livres – disparition théoriquement provisoire: le temps, trois semaines, de ces JO – qui risque ainsi de s’avérer dramatique, en pleine saison touristique, pour ces modestes bouquinistes, soudain privés ainsi, sans indemnités et jusqu’à une potentielle faillite économique donc, d’une importante part de leurs nécessaires revenus financiers pour simplement, et décemment, survivre au niveau matériel, sinon existentiel!

A l’instar d’hypocrites, lâches et quotidiens autodafés

Bref, et pour clore ce plaidoyer en faveur des bouquinistes de Paris, mais aussi, plus généralement, de la culture en ce qu’elle a de plus noble sur le plan éducatif, de plus élevé sur le plan moral et de plus précieux sur le plan historique: c’est l’inlassable et triste saccage de l’une des plus belles villes du monde – une destruction affreusement méthodique dans son obtuse permanence – qui continue ainsi, comme, en des sortes d’hypocrites, lâches et quotidiens autodafés qui ne disent pas leur nom, son insidieuse, basse et coupable besogne!

Le sport et l’olympisme contre la culture

La loi olympique d’exception, votée afin de permettre d’exécuter ce qui est impossible en temps normal, est l’une des armes favorites de tous les affairistes, publics ou privés, désirant s’approprier, le temps d’une compétition ou définitivement, l’espace public. La démocratie se retire alors, et la culture ensuite, quels que soient la ville et le pays d’accueil du barnum olympique, se voit promptement attaquée. Car l’intelligence de tous les arts, qu’ils soient littéraires ou non, s’oppose au spectacle de l’industrialisation des corps sportifs qui ne visent que le rendement. L’histoire olympique en est émaillée d’exemples, tous plus terribles les uns que les autres!

La statue de Voltaire déboulonnée

Il est vrai, pour couronner cette médiocre mais dangereuse entreprise de dégradation (pour reprendre justement ici le mot de Camus concernant ce dédain de la culture) de l’intelligence, sinon de l’âme même de toute une ville, que la Mairie de Paris a même été, il n’y a guère si longtemps, jusqu’à faire déboulonner, au prétexte de mieux la sauvegarder ainsi de possibles vandales, mais au mépris surtout de l’un de ses plus grands hommes de lettres et d’esprit, la statue, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, de l’insigne Voltaire (voir, notamment, son admirable „Traité sur la Tolérance“), pourtant hôte immortel, à travers „la patrie reconnaissante“, du Panthéon.

Le paradoxe fut là, en cette autre tragique circonstance, à son incompréhensible comble: abattu, en cachette, à Saint-Germain-des-Prés, alors même qu’il trône, en majesté, au Panthéon!

Les Lumières de Paris contre l’obscurité de la tyrannie

Morale, sous forme d’interrogation, de cette très mauvaise histoire: combien de temps encore la France, réputée patrie des Droits de l’Homme et berceau des Lumières, bradera-t-elle aussi honteusement son inaliénable et bel esprit de liberté, sans lequel il n’est de toute façon point de démocratie qui vaille ni ne tienne à long terme, contre les infâmes et périlleux défis – ceux du terrorisme international comme de la violence urbaine – de la tyrannie la plus obscurantiste, sinon criminelle?

De Camus à La Boétie: Discours critique sur la servitude volontaire

Ne pas répondre, de toute urgence, à cette question critique, de manière sérieuse, pragmatique et efficace, constituerait non seulement une insulte à la généreuse mais vigilante mise en garde d’Albert Camus lui-même, ainsi qu’il a été cité plus haut dans cette tribune, mais, de manière bien plus grave encore, symptomatique des veules abdications et autres pusillanimes renoncements de notre très irrationnelle époque, un dangereux, voire complice, préalable à ce fameux „Discours de la servitude volontaire“ tel que cet immense, docte et profond esprit de la plus haute Renaissance que fut La Boétie l’énonça, sous le bienveillant regard de son ami Montaigne, au faîte de son humanisme le plus éclairé. 

Un appel solennel aux autorités compétentes: Ne touchez pas aux bouquinistes ni à leurs livres!

Ainsi, nous, signataires du présent et solennel appel, demandons-nous instamment aux autorités compétentes en la matière, qu’elles soient administratives ou policières, de laisser les bouquinistes de Paris libres de pouvoir vendre en paix leurs livres, à leur traditionnel et séculaire emplacement, sans qu’ils aient à déménager de ces lieux aussi prestigieux qu’historiques, durant toute la période de ces Jeux Olympiques de 2024, comme, par ailleurs, pendant tout le reste de l’année.

C’est aussi là un enjeu, l’un des plus riches, nobles et sacrés qui soient, de civilisation face à la barbarie montante en ces temps déjà suffisamment troublés, y compris sur le plan politico-idéologique, par une croissante, inquiétante à bien des égards et parfois même agressive, inculture!

Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, écrivain et auteur, notamment de „Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle“
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, écrivain et auteur, notamment de „Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle“  Photo: archives Tageblatt

Signataires:

Daniel Salvatore Schiffer: philosophe, écrivain, directeur des ouvrages collectifs „Penser Salman Rushdie“ (Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès) et „Repenser le rôle de l’intellectuel“ (Editions de l’Aube)

Dominique Baqué: philosophe, critique d’art

Stéphane Barsacq: écrivain

Marie-Jo Bonnet: historienne, écrivaine

Erick Bonnier: éditeur

Jeannette Bougrab: essayiste, docteure en droit, ancienne Secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la Vie associative (France)

Jean-Marie Brohm: sociologue, professeur émérite des Universités

Belinda Cannone: écrivaine

Sophie Chauveau: essayiste, écrivaine

Nadine Dewit: peintre, photographe

Jean-Philippe Domecq : romancier, essayiste

Emmanuel Dupuy: président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)

Luc Ferry: philosophe, ancien Ministre français de l’Education nationale et de la Jeunesse

Renée Fregosi: philosophe, politologue

Dominique Jamet: écrivain, journaliste

Alexandre Jardin: écrivain

François Kasbi: écrivain, journaliste, critique littéraire

Arno Klarsfeld: avocat

Michel Maffesoli: sociologue, membre du Conseil national des Universités, de l’Institut universitaire de France et de l’Académie européenne des Sciences et des Arts

Bruno Moysan: musicologue

Véronique Nahoum-Grappe: anthropologue

Fabien Ollier: directeur de la revue „Quel Sport ?“ et des éditions QS

Christiane Rancé: écrivaine

Robert Redeker: philosophe

Jean-Marie Rouart: écrivain, membre de l’Académie française

Stéphane Rozès: essayiste, politologue

Frédéric Schiffter: écrivain

Pierre-André Taguieff: philosophe, politiste, historien des idées, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Patrick Vassort: sociologue, directeur de la revue „Illusio“

Alain Vircondelet: écrivain, universitaire

Olivier Weber: écrivain, grand reporter, ancien Ambassadeur de France, Prix Pierre Loti 2023

Elisabeth Weissman: essayiste, journaliste

Jean-Claude Zylberstein: avocat, éditeur, écrivain