L’écoute de la musique classique permet à l’auditeur attentif, en concert surtout, de plonger très loin en soi-même, vers ce point ultime de nos solitudes où devient possible la rencontre avec la solitude de l’œuvre. C’est une expérience intérieure. D’ailleurs il n’est pas rare de voir l’auditeur ou l’auditrice de concert classique s’abîmer dans une écoute yeux clos.
Ce 6 février, un concert exceptionnel conviait les mélomanes du Luxembourg dans la maintenant renommée salle de concert de notre chère philharmonie. Riccardo Chailly et la Filarmonica della Scala allaient nous proposer un programme d’un rare bonheur, le Cantus in memoriam Benjamin Britten d’Arvo Pärt comme mise en bouche, suivi du magnifique Concerto pour violon et orchestre No. 1 en ré majeur de Prokofiev, enfin, en deuxième partie, la Symphonie No. 6 en si mineur de Tchaïkovski. Dans ce programme, les notes s’engloutissaient comme elles avaient surgi, en un pianissimo proche du silence, l’essence et le mystère mêmes de la musique selon D. Barenboim …
A qui était rendu en avance, le programme de la soirée lui apprenait peut-être la passion du compositeur estonien pour le tintinnambuli, une photo le montrant qui tenait une clochette à hauteur d’yeux tout en la contemplant avec un regard d’enfant émerveillé. La courte pièce, justement, s’ouvre sur le frêle son d’une cloche tubulaire, que vont accompagner des cordes aussi pianissimo. Le concerto pour violon était servi avec une fougue endiablée et à la fois enjouée par le très jeune et très brillant Emmanuel Tjeknavorian. Afin d’aider à se déprendre de ses mélodies ensorceleuses, l’entracte n’était sans doute pas de trop, même si le plat de résistance de la deuxième partie, la „Pathétique“ de Tchaïkovski, allait se défendre très bien lui-même, du moins au regard – ou à l’oreille – de qui apprécie la bouillonnante passion du compositeur russe, laquelle irrigue sa musique telle une lave incandescente. Comme nous l’avons déjà indiqué, la lave se meurt à son tour dans un silence proche du néant. Et voilà qui eût été un concert d’une grande beauté.
Le savoir sur les partitions ou leur compositeur n’est pas rigoureusement nécessaire au mélomane pour apprécier et savourer la musique. La musique, comme l’art en général, se satisfait moins d’informations extérieures que d’expérience et de culture vécues.
En revanche, savoir, et comprendre, le travail de l’orchestre ou d’un soliste, savoir combien l’interprétation d’une œuvre musicale dépend, non seulement de soins infinis rarement satisfaisants aux yeux de celles et ceux qui en sont les humbles serviteurs, mais encore de nombre de contingences, prévisibles ou non, cela peut sans doute amener à s’incliner, dans l’admiration et le profond respect, devant la réalisation finale obtenue. Son intériorisation par l’auditeur ensuite tiendra moins du „plaisir“ (il ne s’agit pas d’un bien de consommation), que plutôt de la „jouissance“ (R. Barthes): il s’agit d’un objet esthétique, lequel s’adresse à nos âmes.
Mais j’entends déjà pouffer nos „beaux esprits“, progressistes, cela va de soi. Un „ravissement de l’âme“! Mieux encore, „un chemin vers sa propre intériorité“, sa „solitude“! Et quoi encore! Et de se tordre de rire. Moi, je m’interroge: est-ce que la musique classique intéresse seulement? La salle de concert ressemble bien souvent à une assemblée de pékins qui s’ennuient. Les lumières de la salle le leur permettant complaisamment, beaucoup préfèrent, pour chasser l’ennui, feuilleter leur programme – pour s’instruire? mais de quoi? – plutôt que d’éduquer leur oreille.
Le soir du concert du 6 février, j’y viens, le tintinnambuli du Cantus de Pärt, qui donc commençait dans le très acoustique silence du sanctuaire de Portzamparc, s’est vu „enrichi“ d’une … alerte de téléphone – et tant pis pour l’enregistrement public si jamais il avait été prévu! Et, eût-on par bonheur oublié, ou refoulé, ce fâcheux incident de début de concert, le morendo du finale de la Pathétique fut à son tour saboté par … une sonnerie de mobile. Et que je te gomme l’émotion! Et que je te coupe, te saccage le chemin de l’intériorité! Concert gâché!
L’administration se défendra en avançant que les logos muraux incitant à éteindre les portables, ou à les mettre en mode silence, sont affichés avant chaque début, ou reprise (après un entracte), de représentation. Mais chacun sait qu’ils n’empêchent pas les „oublis“. Ni les négligences. Ni le je-m’en-foutisme de plus d’un et de plus d’une. Le portable n’a que faire dans une salle de concert de musique classique, car c’est la seule qui connaisse des variations d’intensité (piano, forte et leurs intermédiaires).
Mais … l’on ne peut pas contraindre les gens! L’on ne peut légiférer à leur encontre (sic!) … Interdire la possession du portable en salle de concert, pensez-vous! (Au contraire, elle sera bientôt plutôt encouragée, nous apprend-on, pour permettre de substituer à l’usage des billets en papier, peu écologique, la lecture d’un flashcode exhibé sur … son portable. On n’arrête pas le progrès!)
La cause est perdue, c’est entendu, et tant pis pour nous autres, vieux croûtons d’un autre temps! Alors, puisqu’il est hors de question de demander à nos chers visiteurs de concert de laisser leur portable dans des casiers comme ils confient leur manteau au vestiaire, osons cette autre suggestion: que ne ferait-on appel au neuromarketing, cette science de manipulation inconsciente chère aux publicitaires et qui tend à „inciter les foules à changer de comportement sans les forcer“. On leur ferait éteindre leur objet fétiche sans qu’ils s’en rendent compte! Une piste à tenter, non? Plutôt, en bons moutons, se laisser déposséder de son pouvoir décisionnaire que de vouloir rester libres, responsables, et respectueux du travail des autres.
Estimez vous heureux de ne pas voir jongler devant votre visage des bras longs tenant un mobile pour enregistrer les musiciens. Le respect pour les autres est nul dans notre société.