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FilmHow I Learned to Start Worrying and Hate the Bomb: „Oppenheimer“ de Christopher Nolan

Film / How I Learned to Start Worrying and Hate the Bomb: „Oppenheimer“ de Christopher Nolan
Cillian Murphy, trop longtemps abonné aux deuxièmes rôles dans les films de Christopher Nolan, excelle en tant qu’Oppenheimer Crédit Photo: Melinda Sue Gordon/Universal Pictures

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Attendu avec „Barbie“ comme le grand film de cet été, dévoilé peu à peu par le biais de bandes-annonces disséminées avec insistance depuis au moins le début de l’année, „Oppenheimer“ est le douzième long-métrage de Christopher Nolan, qui fait suivre les sophistications apocalyptiques de „Tenet“, film d’action en forme de casse-tête radical, par un biopic inspiré d’„American Prometheus“ de Kai Bird et Martin J. Sherwinen, où le réalisateur s’intéresse aux implications éthiques qui terrassent le père de la bombe atomique.

Endossant la forme du biopic classique, „Oppenheimer“ verrait donc Christopher Nolan abandonner, du moins en apparence et alors même qu’il se rapproche d’un de ses éternels sujet de prédilection – la physique quantique et son abolition concomitante d’une perception linéaire de la temporalité –, ses jeux de déconstruction formels, où l’histoire narrée est temporellement éclatée à travers sa mise en récit. Rappelons que Nolan s’était forgé une réputation de réalisateur atypique avec „Memento“, un long-métrage qui racontait son argument en deux temporalités distinctes, une perspective narrative reculant de la fin au début de l’histoire là où une deuxième, montrée quant à elle en noir et blanc, avançait de façon linéaire.

Il n’en est rien pourtant, puisque pour raconter la vie d’Oppenheimer (un très convaincant Cillian Murphy), Nolan a recours à pas moins de trois temporalités différentes, recourant même au noir et blanc de „Memento“ pour différencier entre ses strates temporelles, qui finiront par s’emmêler subtilement: un premier fil narratif, le plus linéaire des trois, raconte d’abord la jeunesse d’Oppenheimer, où celui-ci se rend en Allemagne pour faire ses études, son retour aux États-Unis, ses recherches scientifiques et fréquentations politiques gauchistes puis, une fois la Deuxième Guerre mondiale éclatée, la course-poursuite contre les nazis afin de les devancer dans leur tentative de développer des armes à tête nucléaire.

Heureusement pour les Américains, l’antisémitisme allemand empêche les nazis de recourir à quelques-uns de leurs scientifiques les plus brillants, nombreux à avoir été de confession juive, ce qui permettra à un groupe de scientifiques de travailler d’arrache-pied et avec succès au développement de la bombe atomique dans Los Alamos, une ville du Nouveau Mexique construite par l’armée où les chercheurs seront accueillis avec toute leur famille afin de ne trouver aucune excuse pour quitter les lieux de travail.

C’est là, au centre de recherche, que Nolan filmera le lancement-test de la première bombe atomique en plein désert pendant une des séquences filmiques les plus abouties du cinéma contemporain, qui aura fait passer le dernier Wes Anderson – où il est question aussi de tests nucléaires dans le désert américain –  pour le pétard mouillé qu’il était.

Triple temporalité

S’y greffent alors deux situation énonciatives, sur ce long récit d’une perte de l’innocence où la curiosité du scientifique laissera peu à peu place à la réalité des implications éthiques et politiques désastreuses de cette invention qui, si elle se targuait d’avoir pour but de terminer une guerre à un moment où elle était déjà presque finie, pourrait aussi et encore aujourd’hui signaler la fin de l’humanité: – l’une où l’on cherche à jeter, en 1954 et dans le cadre d’investigations officieuses, le doute sur la loyauté d’Oppenheimer, en relisant sa carrière à l’aune de ses engagements politiques suspects (donc, d’un point de vue américain, de gauche) ou encore d’éventuelles affinités avec d’éventuels agents doubles soviétiques, le tout dans le climat de paranoïa des années de la guerre froide; – l’autre qui raconte, en noir et blanc donc, comment, des années plus tard, le magnat Lewis Strauss (un excellent Robert Downey Junior) cherche à intégrer le cabinet ministériel du gouvernement Eisenhower lors d’une audience publique visant à (in)valider la légitimé de Strauss à occuper un poste gouvernemental et lors de laquelle la relation du millionnaire avec Oppenheimer entre dans les débats.

Au cours des deux récits-cadre, la matière première du film – le premier récit linéaire, donc – est utilisé comme matériau d’archive pour discréditer Oppenheimer et garantir à Strauss sa place dans le sénat, le réel étant dès lors démonté et reconstruit dans son élasticité même, où un héros de guerre peut vite devenir un traître de la nation, selon l’angle de lecture adopté.

Si „Oppenheimer“ veut beaucoup à la fois, le film, pour pouvoir tout raconter en ses (intenses) 181 minutes, choisit non pas l’ellipse, mais l’accélération des choses, accélération au sein de laquelle l’on a parfois l’impression que la vie intime d’Oppenheimer se perd de vue ou s’émiette – il en va ainsi de sa relation adultérine avec la membre du parti communiste Jean Tatlock (Florence Pugh), du rôle joué dans sa vie par son frère, dont les engagements communistes lui mènent d’autant plus la vie dure depuis qu’un certain McCarthy pratique la chasse aux sorciers soviétiques, ou encore de la complicité avec son épouse Kitty (Emily Blunt), relation qui survit aux penchants adultérins du physicien.

Mais cette accélération du film, quoiqu’un peu fatigante, lui imprime non seulement un sentiment d’urgence – elle permet surtout à Nolan de montrer un homme dépassé par les événements, qui n’a pas le temps de s’arrêter ne serait-ce qu’un moment pour réfléchir sur les implications morales de ses décisions ni sur la dissolution de sa vie privée.

D’où la force de frappe de la scène où Oppenheimer, réduit à devoir faire un discours devant tous les chercheurs et habitants de Los Alamos une fois qu’il a saisi à quoi son invention aura servi – et combien en sont morts: c’est là, alors que le film emprunte une esthétique plus hallucinatoire, qu’Oppenheimer se mettra à douter, ayant enfin réussi à prendre ce recul auquel la précipitation des événements ne l’avait guère autorisé.

Extinction du domaine de la lutte

Si dans cette course contre la montre, certaines choses tombent à travers les mailles et qu’on peut notamment regretter que les personnages de Jean Tatlock et Kitty Oppenheimer n’aient pas été plus développés, donnant là encore l’impression que Nolan a un peu de mal à en écrire des convaincants, des personnages féminins, il n’en est pas moins qu’„Oppenheimer“ est un film dense, où les scènes individuelles importent moins que leur emplacement dans la progression narrative, leur fonction (esthétique, sémantique) dans le grand puzzle complexe où l’œuvre de Nolan – la magnificence de la photographie de Hoyte Van Hoytema, l’impressionnante bande-son de Ludwig Göransson (déjà responsable de la musique de „Tenet“), le flux des va-et-vient narratifs, le sens de la composition – ressemble de plus en plus à un enchaînement de grands tableaux, un long montage qui surplombe la vie des individus pour raconter une histoire de l’humanité qui pourrait bien s’étendre, la fin le suggère, jusqu’à son extinction.

Plutôt que de se pencher sur la vie intime et psychique de son personnage principal, Nolan, par manque de temps et par volonté de raconter l’aventure que constituèrent les avancées mathématiques et scientifiques du vingtième siècle, y enchâsse ses personnages comme des pions sur l’échiquier de quelque chose qui les dépasse – d’où la fonction symbolique de la pomme empoisonnée, qui renvoie à Alan Turing, et l’apparition en fin de compte un peu anecdotique de toute une ribambelle de grands physiciens ou mathématiciens, dont celle de Kurt Gödel, génie mathématique qui n’apparaît ici que comme clin d’oeil pour ceux que l’histoire des mathématiques et de la philosophie analytique du vingtième siècle passionne.

Si „Oppenheimer“ est donc pars pro toto plus que portrait d’une vie d’homme, si le genre du biopic est à la fois pris au sérieux et utilisé comme un leurre, c’est que, on le comprend, Nolan s’intéresse bien plutôt à une époque-charnière où, comme le montra aussi Julien Gosselin dans „Extinction“, il y eut friction entre ce que l’humanité a pu avoir de meilleur – ses scientifiques de génie – et de pire – ses monstres exterminateurs –, montrant avant tout comment les pires parvinrent à faire travailleur pour eux les meilleurs, souvent aveuglés car désintéressés par de basses questions telles la prise de pouvoir et le jeu d’intérêt et des flux monétaires.

Bref, si le film peut parfois donner l’impression d’écraser son personnage principal, ça n’est pas (que) à cause du sens nolanien pour le grand spectacle éblouissant, mais aussi et surtout pour montrer à quel point le physicien lui-même ne fut, en fin de compte, et malgré l’importance de son génie et de ses découvertes, qu’un rouage dans le mécanisme politique. En cela, la forme du film – la grandiloquence, le survol, les grands plans – illustrent à merveille son fond.

Le biopic comme leurre

 (C) Universal

Ainsi, les questions de déstructuration temporelle hantent le film plus qu’ils ne le constituent: sa narration n’en reste pas moins plus linéaire et facilement compréhensible que celle d’un „Tenet“ ou d’un „Memento“, et ses effets de prolepse auditive– le piétinement sonore, annoncé maintes fois et dont on ne comprend l’origine qu’à la fin de la deuxième heure du film – servent à illustrer son propos sans être … tapageurs.

Plus central, quoique toujours lié à notre perception de la temporalité, aux progrès et révolutions scientifiques – l’on se rappelle l’affrontement, dans „The Prestige“, entre les hommes d’Edison et un Tesla aux inventions plus novatrices incarné par David Bowie –, est ici le statut de l’homme de science, du génie incompris dépassé par ses propres inventions, trop fasciné par ce qu’il crée pour spéculer à long terme sur les répercussions de ses inventions potentiellement monstrueuses.

Lors d’une scène presque surréelle, ce Prométhée qui n’a de cesse de se heurter aux pragmatismes de la vie – la dépression de son amante, le manque d’intérêt voué à son épouse, mais aussi les négociations avec Leslie Groves, ce militaire pince-sans-rire incarné avec brio par Matt Damon – rencontre le président Truman (Gary Oldman), à qui il confie sa peur d’avoir été „death, the destroyer of worlds“.

Et Truman, presqu’hilare devant de telles tergiversations, abasourdi par des peurs et des rechignements qui lui paraissent infantiles, de lui faire savoir que c’est à lui, qui a donné l’ordre de la lancer sur Hiroshima et Nagasaki, que les Japonais en voudront, et non pas au père de la bombe, pour lui simple scientifique ayant agi sur les ordres des militaires.

Si l’on aurait aimé voir Nolan sortir un peu des sentiers battus – outre le traitement des personnages féminins, l’antisémitisme allemand est quelque peu trop absent d’un film qui aurait gagné à en parler de façon plus concrète –, il n’en reste pas moins qu’„Oppenheimer“ est un éblouissant film-somme dont la scène ultime, quand on la lie à l’actualité belliqueuse en Europe, ne manquera pas de glacer les sangs.