Nouveau venu sur la scène littéraire cet automne avec „Les Enfants endormis“, Anthony Passeron réussit le tour de force de réunir une double enquête en un seul roman, plein de maîtrise et de justesse. Dans un chassé-croisé formel qui se tend peu à peu, il redonne vie et lumière à l’existence fugitive d’un oncle héroïnomane mort prématurément du Sida au début des années 80, tout en retraçant la course contre-la-montre de la recherche mondiale pour identifier et contrer ce rétrovirus inconnu qui s’apprête à causer l’une des épidémies les plus meurtrières de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec en toile de fond „un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux“, qui mêle l’histoire intime et familiale à celle du traitement scientifique et social d’une maladie longtemps refoulée.
Celles et ceux des lecteurs qui ont connu cette époque referont avec le narrateur des „Enfants endormis“ l’inconfortable voyage dans un temps où le syndrome d’immunodéficience acquise, dont l’acronyme, SIDA, allait devenir terriblement familier, n’existait encore dans la société française que sous le vocable de „cancer gay“. Les autres, quel que soit leur âge, découvriront avec incrédulité le silence social entourant cette vague croissante de décès jugés honteux par les familles comme par la majorité des médecins, le rejet de la maladie, les blocages politiques face au fléau qui, au tout début des années 80, frappe principalement les catégories „à risque“, autrement dit les „3 H“: homosexuels, héroïnomanes et hémophiles.
À l’époque, en effet – nous sommes au tout début des années 80 –, quelques infectiologues et virologues français (Willy Rozenbaum, Jacques Leibowitch, Françoise Brun-Vézinet, Luc Montagnier, Françoise Barré-Sinoussi, David Klatzmann …) avancent quasiment seuls contre tous, tels de véritables pionniers, souvent perçus comme une menace par l’institution médicale, hospitalière et politique, qui préfère le silence et la mise à l’écart de ces malades aux comportements perçus encore comme moralement répréhensibles. C’est l’histoire passionnante de ces balbutiements, jusqu’au lancement des premiers traitements, au milieu des années 90, qu’Anthony Passeron, alternant les chapitres de son livre, parvient à relater dans un véritable thriller de la recherche médicale qui croise le fait politique et social, l’histoire autant que les relations internationales.
Mais cette histoire, elle s’écrit aussi et surtout en contrepoint de celle qui touche personnellement l’auteur: „Ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue.“ Car l’histoire de Désiré, le fils préféré de cette famille modeste qui, depuis plusieurs générations se voue au labeur de la boucherie familiale d’un village situé dans l’arrière-pays niçois, c’est aussi celle du lent déclin d’un monde rural percuté par le nouvel ordre économique mondial qui, au début des années 80, commence à régner, vidant peu à peu ces villages enclavés de leurs commerces, et la vie des villageois des perspectives de progrès économique et d’ascension sociale jusque-là communément admises.
Sous les radars de cette mondialisation en marche, qui va désormais se poser en arbitre de la prospérité parmi les différentes classes sociales, toute une jeunesse rurale est à la recherche de sensations nouvelles. Pour elle, la drogue qui circule depuis peu fait figure de continent à explorer, de promesse de transgression. „Elle montait jusque dans les vallées de l’arrière-pays, au fil des allers-retours hebdomadaires des enfants des villages qui étudiaient à Nice“, sévissait dans les soirées festives et laissait derrière elle ces silhouettes endormies, une seringue plantée au creux du bras, que les gens des villages relevaient au matin, sans trop comprendre, sans trop chercher à comprendre.
Un peu partout dans ces maisons où les enfants n’avaient pas connu la guerre et „n’étaient censés manquer de rien“, les parents entrèrent dans le tunnel de la peur, du mensonge et de la dissimulation, niant l’évidence, désarmés face à ce qu’ils espéraient n’être qu’une passade, soucieux surtout du qu’en-dira-t-on. Pendant ce temps, l’héroïne faisait son office. Désiré, le fils prodigue, s’y adonne avec quelques autres, il se perd. Tout est en place pour le terrible voyage qui attend la famille du narrateur, qui retrace à travers ce premier roman un périple de souffrances et de cris jusque-là étouffés.
Alternant les séquences dédiées à l’histoire familiale et celles consacrées à la course poursuite de la recherche, Anthony Passeron parvient à mettre des mots – tellement justes – sur les silences familiaux qui entourent la disparition de son oncle Désiré, de sa femme Brigitte, ainsi que sur la destinée de sa jeune cousine née de leurs amours. Amours contrariés par la drogue, qui s’est immiscée entre eux, imposant son emprise, charriant avec elle le virus, enfermant le jeune couple dans un cercle infernal et la famille dans le déni. Une quarantaine d’années plus tard, la vie empêchée de ces Enfants endormis s’éclaire d’une si vive émotion.
Laurent Bonzon
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