Après le succès de „Légende d’un dormeur éveillé“ (Editions Héloïse d’Ormesson, 2017), son roman biographique consacré à Robert Desnos, puis de „La Femme révélée“ (Grasset, 2020), qui entraînait ses lecteurs à la suite de son héroïne en pleine émancipation, dans la France des années 50 et l’Amérique des années 60, le nouveau roman de Gaëlle Nohant s’invite, à travers une longue enquête, dans l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Avec son curieux titre, à mi-chemin entre Jules Verne et Amélie Poulain, „Le Bureau d’éclaircissement des destins“ rend hommage à l’opiniâtreté d’une femme qui „raccommode des fils tranchés par la guerre, éclaire à la torche des fragments d’obscurité“ et voue son existence aux victimes. De tous les pays, de toutes les barbaries et de tous les temps.
Au départ de cette romanesque histoire, pourtant largement inspirée de la réalité, il n’y a rien de plus qu’un petit pierrot de tissu sous la robe duquel on a gravé le numéro d’un matricule, un médaillon qui renferme le portrait d’un enfant dessiné au crayon, un mouchoir, et la certitude que ces objets ont appartenu à des déportés, pour la plupart disparus anonymement dans les camps nazis de l’Est de l’Europe. Nous sommes en 2016, dans les murs de l’ITS, International Tracing Service, ce centre d’Arolsen, en Allemagne, qui abrite la plus grande collection d’archives au monde documentant les victimes et les survivants du régime nazi. C’est là, entre les murs de ce centre unique en son genre, que Gaëlle Nohant situe le cœur battant de son roman.
Depuis plus de vingt ans, Irène Martin, une Française installée en Allemagne, mariée et divorcée d’un Allemand, travaille dans cette institution, vouant sa vie professionnelle, sa vie tout court, à enquêter sur des objets dont elle cherche à retracer l’histoire et les propriétaires, au milieu du chaos traversé par les victimes, déportées, déplacées, persécutées, exterminées. Un fil quasiment miraculeux, qu’elle tire et qui révèle son lot de destins broyés par la machine de mort du Troisième Reich, alimentée par des centaines de milliers de collaborateurs, complices de l’anéantissement des juifs d’Europe centrale et orientale, de la persécution des minorités et des opposants politiques de tous bords.
Au travers de ce champ de ruines, suivre la piste de simples objets, retrouver les déportés qui les possédaient, puis chercher leurs descendants, s’ils existent, c’est la mission d’Irène et de ses collaborateurs au sein de la Section de recherche et d’éclaircissement des destins: quelque chose comme „un roman policier à l’envers“, où l’on ne cherche pas les traces laissées par le meurtrier, mais par ses victimes. Le but est noble, l’objectif fait sens, dans un monde contemporain qui peine à trouver le sien. Irène n’est pas dupe: „Tant d’efforts pour sauver quelques traces d’un peuple assassiné, dans un monde qui ne cessait de détruire, de ravager. Qui n’avait pas appris à respecter la vie mais à franchir d’autres paliers de barbarie, d’indifférence.“
Comme tous ses collègues enquêteurs, et certainement encore plus qu’eux, en raison de sa sensibilité et de la façon dont sa mission colonise son espace intérieur, familial, Irène cultive le doute. C’est pourquoi, le moindre indice la tient éveillée, la moindre trace la conduit d’un lieu de mémoire à un autre, d’un nouvel espoir à une nouvelle déception, d’une fausse piste à un nouveau rebondissement. Ravensbrück, Treblinka, la liste est longue de ces lieux de morts où elle déambule, seule parmi les fantômes qu’elle traque. A sa manière quelque peu somnambule – mais comment ne pas être sonnée à force de fréquenter, de jour et de nuit, tous ces „cimetières du passé“? –, Irène avance avec une détermination qui inquiète les siens. Son fils et ses amis avant tout, qui la voient s’enfoncer dans la solitude, au nom de ses engagements professionnels.
En abordant aussi le point de vue des descendants – cette fois, des bourreaux comme des victimes –, Gaëlle Nohant fait également ressortir la complexité de l’ambition que poursuit Irène. Car „raccommoder ces vies déchirées“ dérange parfois, questionne les descendants, remet en question le silence précautionneux jusque-là observé autour du passé familial. Mais quels que soient les angoisses et les questionnements, il y a chez l’enquêtrice du „Bureau d’éclaircissement des destins“ une volonté souterraine qui est à l’œuvre et la pousse dans sa mission. La fin du roman en révèlera les ressorts intérieurs.
En attendant, qui est donc Wita, cette jeune Polonaise qui a décidé de mourir en accompagnant le martyre d’un enfant juif qui n’était pas le sien? Est-elle la mère de Karl, cet homme qui a grandi dans la peau d’un Allemand de souche et perd peu à peu sa mémoire, quelque part dans Berlin? Quant à Eva, cette ancienne collègue de l’ITS qui l’a tant marquée, quelle est son histoire et à quel passé a-t-elle constamment cherché à échapper? Tous les personnages du roman de Gaëlle Nohant sont prisonniers de la guerre. Ils partagent un secret que personne, hier comme aujourd’hui, ne souhaite réellement entendre. Pas de quoi impressionner Irène, qui s’obstine à fouiller les faibles lueurs hantant la nuit qu’elle s’obstine à fouiller. Parce que, „quelquefois, en cherchant les morts, on trouve des vivants“.
L.B.
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