Comme visiteurs, nous étions déjà gâtés, puisque nous avions le choix entre le Musée de l’Innocence conçu par Orhan Pamuk, le Musée des Redditions sans condition orchestré par Dubravka Ugrešić et le Musée de la Guerre pour l’avènement de la Paix imaginé par Claudio Magris. Désormais, Antoine Wauters nous confie les clés de son Musée des contradictions, dont les cicérones, cités en exergue ou à la fin, sont Sylvia Plath et Ingeborg Bachmann, Francis Scott Fitzgerald et Cormac McCarthy, Italo Calvino et Roland Barthes, Pier Paolo Pasolini et Gus Van Sant. Qui dit mieux?
Les douze visites guidées proposées par l’auteur de „Nos mères“ et de „Mahmoud ou la montée des eaux“ (qui vient de remporter le prix du Livre Inter 2022) s’enchaînent comme autant de discours fulminants adressés à des interlocuteurs muets. S’ils n’ont pas de droit de réponse („chut, c’est nous qui parlons“), alors qu’ils sont juge, président, Dieu, médecin ou journaliste, c’est qu’ils ont gravement failli à leur tâche.
Le pire est déjà advenu, on vit dans le monde d’après. Douze chœurs clament leur droit à vitupérer, à maudire les dieux et les lieux du carnage. „Nous nous entre-tuerons, comme des chiens pris de fureur frénétique, parce que nous serons enfermés dans des villes que tous les bancs de sable, et l’air, et le vent auront abandonnées.“ Le premier cri de colère est né des affres du confinement, résumées symboliquement par cette bagarre sur une plage belge interdite aux jeunes qui, littéralement et dans tous les sens, manquaient d’air. D’air iodé et d’air tout court. La suite, tissée par ricochets et citations interposées, est un magnifique récit polyphonique, un poème choral écrit à la première personne du pluriel.
„Nous avions cent voix. Nous en avions cent mille. Et qu’en reste-t-il?“ Des nuits blanches, des santés bousillées ainsi qu’une incapacité chronique à dire le mot „avenir“ sans éclater de rire. Ils avaient 18 ans, puis 20, 23 ou 26, les voilà trentenaires, toujours à la dérive entre l’enfance et l’âge adulte, toujours en proie à leurs contradictions. Ils sont la génération qui „veut trouver du boulot, sauf qu’il n’y en a plus“, la génération des „constructeurs de cabanes pourtant incapables d’utiliser le marteau sans se ficher le clou dans le doigt“.
„Avons-nous jamais été au mieux de notre forme?“ Enfants, ils étaient entourés de „belles“ choses qui, plus tard, les ont comblés de nostalgie puisque, adultes, ils n’ont pas été en mesure de les ressusciter. Dans le monde d’après, ils passent leurs dimanches à prendre des photos de leur nouveau tatouage et à parcourir des kilomètres en vélo électrique dans leur „appartement des misères, rue des Cris-Continus“. Les lundis, ils avalent de vieux restes de pizzas à l’ecstasy du week-end et, huit stations de RER plus tard, ils arpentent les „lieux de la déveine“ où „M. Pol Emploi“ exige qu’ils se présentent avec leurs lettres de motivation. Lorsqu’ils remontent se coucher, ce qui les préoccupe, ce n’est pas s’ils vont pourvoir s’endormir, mais comment ne pas se réveiller.
„Le temps passe, mais il ne nous fait pas grandir.“ Et pourtant, ils ont à leur tour des enfants, prénommés Jasper, Zaïda ou Ashley; ils sont devenus magasiniers et ils disposent tous les jours des jarres de lentilles corail dans les rayons du supermarché, tandis que leurs épouses vendent des crèmes solaires et des piscines gonflables. „Nous vivions avec la peau sur les os et 1.350 euros par mois. Répétons: 1.350 euros. 600 euros pour elles, 750 pour nous.“ Certains soirs, lorsque les enfants réclament qu’on leur joue un petit air de Verdi avant d’aller se coucher, ils s’exécutent en pianotant sur leurs cuisses, puisqu’ils ont vendu le piano.
Respirer leur coûte toujours plus, ils sont nombreux et fracturés, las et fauchés. Ils ont longtemps attendu le retour des lucioles et du printemps, ils ont rêvé de trottiner dans les forêts profondes, comme leur héros Anton Krupicka, le coureur d’ultra-trails. Jour après jour, nuit après nuit, ils se sont promis de franchir ce Mur Vert au-delà duquel – comme dans „Nous autres“, l’anti-utopie d’Eugène Zamiatine – tout est confusion, mais il fait bon vivre.
Dans ce monde décérébré qui est nous est échu en partage, le monstre qui nous met à genoux „a trop de visages pour être connu“: c’est l’EHPAD des Six Myrtilles qu’il faudrait fuir à tout prix, c’est le maudit caillou que l’on n’arrive pas à retirer de son soulier, ou encore ce président rivé aux plus hautes branches d’un arbre mort „qu’il s’obstine à nommer ‚pouvoir’“.
A présent, c’est la nuit, mais fut un temps où nous avons connu la lumière. „Où va-t-elle quand on ne la voit plus?“ (Où va le blanc quand fond la neige?, s’inquiétait déjà Sylvia Plath.) Nos stupeurs et nos contradictions vivront tant que nous nous obstinerons à les lancer dans les ténèbres, comme Antoine Wauters, „avec la force de qui n’espère rien mais attend tout“. Tant que nous pouvons encore imaginer „des ministres des chemins de montagne, (…), des ministres à l’écoute des sols, des eaux, du vent, des faibles et des fragilisés“. Tant que nous saurons murmurer, avec Ingeborg Bachmann, „Qu’il est beau, le temps où germe de la datte le noyau ! / Toute personne qui tombe a des ailes.“
Notre force à nous autres, c’est de croire encore, contre vents et marées, que le lyrisme sauvera le monde, que „[t]outes les histoires nous soignent, toutes guérissent“: celle du baron perché d’Italo Calvino, comme celle du serpent qui se mord la queue, comme celle du vieux coffre à jouets dont on ne retrouvera plus jamais les clés.
Corina Ciocârlie
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