Cinq nouvelles, cinq trajectoires pour un même voyage dans l’espace-temps de la Mitteleuropa, si chère à l’auteur de „Le Mythe et l’Empire“. Un veuf, ancien directeur de plusieurs sociétés, loue en secret la loge de concierge de l’immeuble dont il est propriétaire et passe ses journées à rendre de menus services aux locataires („Le gardien“); un vieux professeur de violon écoute, les yeux mi-clos, son ancien élève devenu maestro („Leçons de musique“); un vénérable écrivain assiste, dans un village du Piémont, à la remise d’un prix littéraire pour jeunes romanciers institué par un mécène („Le prix“); un spécialiste reconnu de Doktor Faustus, ancien élève de „l’italianissime lycée de la Trieste autrichienne“, assiste au tournage d’un film sur sa jeunesse („Extérieur jour – Val Rosandra“). Tous se souviennent, tous ont connu leur heure de gloire, aucun ne semble regretter sa jeunesse perdue, synonyme de liberté retrouvée. Vieillir, se disent-ils, c’est se délester peu à peu de ses responsabilités, de son passé, de son moi d’antan, „comme on ôte un habit de cérémonie que l’on range dans une penderie“.
Dans la nouvelle centrale du recueil, „Temps courbe à Krems“, un conférencier voit surgir, au détour d’une conversation avec une admiratrice bavarde, la silhouette fantomatique d’une ancienne camarade de classe, la belle Nori. Emboîtant le pas au protagoniste de „Sénilité“ d’Italo Svevo, le vieil homme se met à nourrir un „faux souvenir“ qui lui permettra de solder un compte „laissé ouvert, ou plutôt même pas ouvert un demi-siècle auparavant“. Aux yeux de Magris, découvrir sur le tard, au gré d’un improbable coup de fil, une complicité que l’on n’a jamais soupçonnée auparavant, c’est comme si l’on pouvait plonger à nouveau dans l’eau du Danube qui coule à Krems, „alors qu’elle s’est déjà jetée dans la Mer Noire“. Pour réussir un tel tour de force, il vaudrait la peine „de réformer les grammaires et de restreindre l’emploi des verbes au présent infini“.
À l’image de Krems – dont la splendeur, à en croire le voyageur arabe Al Idrissi, surpassait jadis celle de Vienne –, tout l’univers de Magris rappelle Vineta, la ville submergée par les eaux, „dans les rues de laquelle, au fond de la mer, on voit parfois, dit la légende, se déplacer des gens habillés à l’ancienne“. Depuis „Danube“ et „Microcosmes“, „Une autre mer“ et „À l’aveugle“, cet explorateur infatigable du monde d’hier a toujours été à l’écoute de ce vent venu d’espaces infinis, „dans lesquels tout est présent et simultané, la révolution d’une planète et la lumière d’une étoile qui arrive de très loin“. Triestins d’adoption, ses personnages sont arrivés, pour la plupart, du „cœur du continent“ – qui de Moravie, qui de Pologne ou de Moldavie – dans „cette ville que l’Histoire avait perdue en route, sur ce dernier rivage de la vieille Europe“. Face au soleil qui n’en finit plus de se coucher dans ce bleu somptueux où s’achève l’Adriatique, ils sont tous en train de détourner leur regard et de le reporter en arrière, vers l’Orient de leurs aïeux.
Ville „commerçante métissée et patriotique“, Trieste est sans doute le meilleur décor pour un cinéaste qui souhaiterait immortaliser la „vérité du malaise et du crépuscule – y compris du nôtre“. Guerre et paix, utopie et désenchantement, encore et toujours … Claudio Magris n’a pas son pareil pour ausculter ces heures „paresseuses et inexorables“, rythmées par des épisodes cocasses ou tragiques de l’histoire du XXe siècle. Une fois de plus, on voit défiler sous les yeux des narrateurs des instantanés de la Grande Guerre, des tranchées sur le Carso, de la Rizerie de San Sabba transformée en four crématoire et de la chute du mur de Berlin. En guise de légende, cette évidence – hélas, si troublante par les temps qui courent: „En tout cas, au cours des ans, des guerres ont commencé et fini – fini où? Les cicatrices demeurent; tatouages gravés dans le corps, elles brûlent sous la peau, celle du monde et de chacun.“
Inspiré à la fois par le regard „qui ne vieillit pas“ de Nori et par le fameux „Meurs et deviens“ de Goethe, „Temps courbe à Krems“ est une magnifique révérence faite à ceux qui s’obstinent à croire à „la vie éternelle maintenant et à jamais“, oui, „mais surtout maintenant“, hic et nunc, pour le meilleur et pour le pire. À tous ceux qui, hommes et femmes, amis ou amants, ont décidé de parcourir un bout de chemin ensemble contre vents et marées, persuadés qu’ „aimer est un hasard mais c’est pour toujours, donc maintenant… Aimer, synonyme d’être, verbe défectif qui ne connaît que le présent infini.“
En pensant aux promesses enchanteresses qui jamais ne seront tenues, le spécialiste de Goethe finit par se dire que la véritable sagesse ne se résume pas aux paroles du vieux Faust. „C’est quand, le présent? Toujours, qui parfois n’est qu’une seconde, dit le lapin blanc à Alice. Le pays des merveilles et l’autre côté du miroir sont partout, ce qui revient à dire toujours, qui n’a ni fin ni commencement; il n’y aucun autre côté, aucune autre seconde.
Corina Ciocârlie
Photo: Catherine Hélie, Ed. Gallimard
Claudio Magris
„Temps courbe à Krems“
Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau
Gallimard/L’Arpenteur, 2022
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