Voici venir le temps des marivaudages au Luxembourg – avant que la première du «Jeu de l’amour et du hasard» n’ait lieu mardi prochain au Théâtre des Capucins, «La dispute», l’une des dernières pièces de Marivaux, a fait son début ce mercredi – et Sophie Langevin, après sa «Révolte» déjà fort réussie au Théâtre du Centaure de clôturer une saison au TNL souvent assez décevante avec une pièce légère, drôlissime, bien jouée et bien plus intelligente que sa frivolerie ambiante ne le laisserait penser.
L’homme ou la femme – qui des deux est le plus enclin à l’infidélité? Pour répondre à la question, Hermiane et le Prince ne se contentent pas d’une simple expérience de pensée comme ces physiciens quantiques un peu lâches qui jamais ne se décident de véritablement sacrifier leurs chats pour les bienfaits de la preuve empirique.
Non, Hermiane et le Prince, que Sophie Langevin a remplacés par la voix de Luc Schiltz, n’ont pas peur de se salir les mains et décident, pour élucider cette question de la poule et de l’œuf, de recréer l’origine du monde – et donc l’état de grâce et de naïveté où les penchants des hommes et femmes se développaient encore avec naturel et non pas selon la gouvernance et les contraintes changeantes d’une société. Par conséquent, ils laissent grandir quatre enfants dans une isolation totale, sans miroir ni amis, élevés simplement par deux domestiques, Carize (Nicole Dogué) et Mesrou (Christophe Ratandra) qui deviennent les précepteurs, les éducateurs et les points de référence uniques de ces quatre jeunes déboussolés au plus haut point quand, un jour, on les lâche les uns sur les autres.
Une scène en forme d’échiquier
Cet affrontement, Sophie Langevin le met en scène dans une sorte d’arène au sol dallé comme un échiquier, arène qui est entourée par quatre tubes oblongs dans lesquels les quatre jeunes baignent comme dans un liquide amniotique – le plastique qui enrobe leurs cellules tout comme l’éclairage contribuent à donner cette impression – avant d’en être tour à tour extirpés.
L’aridité de cette arène révèle vite – parce que ses plaques sont démontables – un ruisseau, dans quoi se contemplera d’abord Adine (Jeanne Werner), la première à être libérée de son cocon, pour constater avec un bonheur ingénu qu’elle est de toute beauté. Quand les deux domestiques introduisent peu après Mesrin (Jérôme Michez) sur scène, l’amour naît d’emblée et, dans une sorte de confirmation narcissique, l’amour d’Adine (comme plus tard celui d’Eglé) se scelle sur la validation par autrui de sa propre beauté.
La même scène se répétera avec un autre couple – Eglé (Elsa Rauchs) et Robin Barde (Azor) – et l’on pressent déjà, sans qu’il n’y ait besoin que je le précise et ne vous en dévoile trop, que les choses vont basculer quand on passera de la solitude amniotique initiale et de la solitude partagée du couple à la rencontre du vaste monde où autrui n’est pas seulement le partenaire qui vous retourne votre image au gré de vos envies et besoins.
Badinage et tressaillements
La pièce de Sophie Langevin est toute en excitation et trépignation: loin de la froideur et de l’ambiance lynchienne qui régnait en partie dans „Révolte“, Langevin embrasse pleinement la naïveté teintée de lubricité de ces jeunes amants. C’est le contraste de cette expérience en elle-même clinique – ce dont témoignent la merveilleuse scénographie signée Anouk Schiltz, bien plus réussie que mainte installation d’art contemporain, la musique souvent glaciale de Rajivan Ayyappan tout comme le jeu tout en sobriété malicieuse, en fermeté énigmatique des deux domestiques – et la naïveté assumée et hyperbolique des acteurs qui glissent d’une joie ingénue à un étonnement candide dans des élans jamais contraints par les qu’en-dira-t-on sociétaux.
Ces jeunes sont de véritables machines désirantes bien huilées, non encore enrayées par les fastidieux règlements sociaux et les blessures narcissiques du moi. Ils s’alignent initialement aux préceptes rousseauistes, selon lesquels l’homme est innocent à l’état naturel. Mais, sur l’échiquier sur lequel leurs excellentes chorégraphies fantasmatiques – il faut voir le baise-main inventé par Adine et Mesrin – se déploient, l’innocence de la danse contrastera peu à peu avec les attentes que pose toute relation monogame.
Comique de répétition
Soulignons aussi le comique de répétition – la découverte du soi et de l’autre d’Adine et de Mesrin sera rejouée ensuite par Eglé et Azor, permettant aux acteurs de montrer, sur un arrière-fond thématique identique, avec quelles différences subtiles l’on peut donner voix et corps à des émotions similaires. Si cela permet aussi de voir différents degrés de maîtrise du jeu, force est de constater que le jeu des six acteurs est impeccable et résolument jouissif – une joie que le spectateur partage d’autant plus qu’il se trouve dispersé aux quatre côtés de l’arène pour une immersion maximale.
Si l’on peut émettre quelques doutes quant aux clichés de genre qui montrent néanmoins que le texte de Marivaux a pris quelques rides – ainsi, ce sont évidemment les deux filles qui se jalousent, se chamaillent et se guerroient d’emblée alors que les deux mecs tout de suite décident d’être potes – il faut voir que la façon hyperbolique d’une mise en scène où tout est excès, débordement et joie débridée peut aussi être lue comme un commentaire de l’absurdité des codes de la séduction et des promesses que l’on y fait.
Des clichés de genre – et comment les démonter
L’on serait évidemment en droit de se demander où est passé l’engagement féministe de la précédente mise en scène de Sophie Langevin. Ce serait évidemment oublier qu’il s’agit là de deux textes on ne peut plus différents. Et, face à ce double défi – ne pas dévoyer le texte, qui fonctionne encore sur bien des niveaux, montrant l’absurdité de certaines conventions sociétales, et le dévoyer quand même un peu, à cause des clichés de genre – Sophie Langevin a donc choisi, plutôt que de raturer ou de modifier profondément le texte de Marivaux, de le mettre en scène de façon exagérée.
Et ce non pas pour le dénigrer mais pour en montrer l’ancrage dans une époque et ses maniérismes, l’essentiel étant ici de donner à voir l’absurdité un peu niaise du jeu de séduction et du partage des rôles entre genres tout comme de donner à lire, dans le mouvement incessant des corps entre aimantation et rejet, entre autocontemplation et soif de l’autre, le désir comme moteur central des relations interhumaines. Et de dénuder par l’absurde cette maladie qu’est l’amour et la jalousie selon Proust – car à la fin, l’on ne sait plus si c’est corruption que de tromper ou si c’est traîtrise que de rester fidèle. Là réside tout l’intérêt de cette intelligente mise en scène qui, grâce à un rythme impeccable et au jeu à la jouissance contagieuse des acteurs, fascine au point que ses 75 minutes s’écoulent sans qu’on voie le temps passer.
Prochaines représentations au TNL le 7, et le 13 mai à 20 heures. Représentation scolaire le 9 mai à 10 heures. Les 16 et 17 mai au CAPE, le 29 et 30 mai au Théâtre d’Esch.
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