Qu’est-ce qui anime quelqu’un qui, à 17 ans, alors qu’il aime les femmes et qu’il a même une petite amie, avec qui ça se passe très bien, exprime le souhait de devenir missionnaire en Afrique? C’est la question qu’ont dû se poser les parents de Père Grégoire, le seul et unique personnage de „Mission“ de David Van Reybrouck, quand il leur apprit son choix à la fin des années 50. C’est aussi une des questions que creuse „Mission“, une pièce qui donne la parole à ce Père blanc pour dépoussiérer quelque peu l’image type du missionnaire colonial suivant à la lettre les préceptes et doctrines d’une religion vieillotte et dépassée par l’actualité.
Pour l’écriture de son texte, Van Reybrouck a réalisé une dizaine d’entretiens avec des missionnaires belges au Congo.
Un fort aspect documentaire
Cet aspect documentaire, cette entreprise presque naturaliste, on la ressent dans chaque expression du texte, dans chaque situation, dans chaque affirmation, aussi comique ou tragique qu’elle soit.
Pendant une heure et 35 minutes, Père Grégoire raconte ses 48 ans passées au Congo, autour desquels il trace d’abord un cercle en commençant par narrer ses retours en Belgique, où il ne peut que secouer la tête face aux préoccupations matérielles ridicules des gens, leurs travaux d’aménagement, pour ensuite entrer dans le vif du sujet, mentionnant la vie quotidienne au Congo, faite de coupures d’électricité, d’eau froide et de moustiques (pour les petits griefs), de viols, de guerres et de maladies (pour les griefs moins anodins).
Atrocité et humour
Pendant une heure et 35 minutes, le spectateur est tiraillé entre des moments tellement atroces qu’on se les visualise malgré soi, les monticules de cadavres et les femmes violées, les victimes de ces guerres si nombreuses que Père Grégoire dit avoir en perdu le compte, déclenchées par des tyrans presqu’interchangeables, et des moments plus lumineux, comme quand Père Grégoire mime la Création biblique telle qu’elle est prise en charge par un des indigènes, ou quand il dit, laconiquement, que question nourriture, au Congo, c’est très simple: „le lundi, des bananes aux œufs, mardi des œufs aux bananes, le mercredi les deux, et jeudi on recommence.“
Pendant une heure et 35 minutes, Francesco Mormino, le fantastique acteur qui incarne Père Grégoire, est seul sur scène. Abstraction faite de la performance physique extraordinaire (texte à retenir, énergie à dispenser, voix à maîtriser), force est d’admettre qu’on aura rarement vu, au Luxembourg ou ailleurs, une performance aussi saisissante, aussi poignante.
Ailleurs, ça aurait l’air d’un journaliste en panne d’inspiration et en quête d’hyperboles, mais quand j’écrirai ici que Mormino incarne véritablement son rôle, qu’il donne vie à ce Père Grégoire, que son corps devient, l’espace de ces 100 minutes, l’habitacle de Père Grégoire, qu’il y a comme une migration des âmes de Père Grégoire vers Mormino, je vous jure que c’est tout à fait juste.
Empathie postcoloniale
Car cette performance est tellement brillante, suscite tellement l’empathie qu’on aura rarement été autant estomaqué par une pièce. Qui ne verse pas une larme quand il entend le désespoir dans la voix du Père Grégoire, qui, après de très longues et dures dix minutes au cours desquelles il égrène les atrocités qui taraudent l’Afrique, les guerres et les viols, les actes indicibles et pourtant pris en charge par son récit, le choléra, les dictatures, la violence des hommes, les crimes commis au nom de la pauvreté (pour quelques bières, parfois), finit par implorer le Créateur de venir au moins pleurer avec nous pauvres hommes; qui ne verse pas au moins une larme après un tel passage est, peut-être, à l’image du créateur hautain, impassible et distant qu’accuse dans ce moment de doute (ou de lucidité) le Père Grégoire.
Le rôle ambivalent du missionnaire
La pièce suscite même tellement l’empathie qu’il faut un peu de temps et de recul, après être sorti du théâtre, incapable ne serait-ce que de prendre une bière au bar pour papoter un peu avec les connaissances qu’on a vues, eux aussi, s’essuyer une larme ou retrouver leur souffle, pour bien comprendre que ce Père Grégoire, quand même, mine de rien, fait partie de ces gens venus hautainement coloniser un autre endroit afin d’imposer une vision du monde, un système, afin d’inculquer des valeurs occidentales idéologiquement problématiques qui, bien souvent, ont plus nui à l’Afrique qu’ils ne l’ont aidée. Car l’on sait qu’il est dans l’intérêt des Occidentaux de garder sous contrôle les terres congolaises, riches en matériau de tous genres.
Le Père Grégoire n’en est pas dupe. Et pourtant, il croit en sa mission. Il vit pour et par elle, il a mis le doigt sur certaines aberrations de la religion au nom de laquelle il s’investit – il admet que le célibat est une aberration, un terroir où peuvent fourmiller les atroces pathologies produites en série par l’Eglise catholique, dit distribuer lui-même des préservatifs aux indigènes.
A d’autres moments pourtant, quand il s’insurge contre la superstition de la populace indigène, il ne rend pas compte de l’antinomie qui lui fait substituer une superstition à une autre, certes plus systématisée, certes plus socialement ancrée, certes entérinée par des siècles de pratiques (mais aussi de meurtres), mais qui demeure une doctrine après tout.
De même, alors qu’il restitue l’histoire de la Création telle qu’un indigène l’interprète, il sourit de façon un peu trop paternaliste quand, dans cet Évangile-là, le Dieu chrétien africanisé s’avère paresseux au point de passer les cinq premiers jours de la Création à ne rien foutre (on le comprend).
L’Occident comme cheval de Troie
C’est que, derrière la bienveillance de Père Grégoire, dont la bonté n’est pas à mettre en question – l’homme a pris des coups en lieu et place d’un autre, a construit des chaises roulantes, a aidé où il pouvait, peut se targuer, au contraire des humanitaires d’Action contre la faim qui viennent y passer trois mois («du tourisme», dit Père Grégoire), de vraiment connaître le Congo – au creux de cet esprit de charité même se cache, cheval de Troie insidieux, l’Occident, pour lequel Père Grégoire n’a certes guère de mots doux, mais dont il ne peut s’empêcher de véhiculer certaines valeurs.
La mise en scène de Marja-Leena Junker, un peu comme celle, l’année dernière, de «Performance» d’Anne Simon (où c’était à Jules Werner de monologuer), laisse tout l’espace nécessaire à ce texte dense, touffu, brillant et au jeu de Mormino, dont il faut saluer l’extrême maîtrise, l’implacable précision dans le moindre de ses faits et gestes.
Pareil pour la scénographie et le son, où la sobriété est de mise (des photos de souvenir en noir et blanc esquissant les contours du continent africain et de la Belgique, une croix en bois, une chaise et un prêchoir en bambou), et si on pourrait ici critiquer que le choix de la bande-son tombe quelquefois dans le cliché – des rythmes tribaux pour suggérer le retour en Afrique, on aura compris – il faut voir qu’ils accompagnent, peut-être, la vision un peu manichéenne que Père Grégoire colporte, malgré lui.
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