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Passion livresUne voyelle peut en cacher une autre

Passion livres / Une voyelle peut en cacher une autre
Polina Panassenko „Tenir sa langue“ Éditions de l’Olivier, 2022 192 p., 18 euros

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„Octobre 1993. À Moscou, ma mère fait les valises. Mon père nous attend à l’endroit qui s’appelle la France.“ Avec „Tenir sa langue“, Polina Panassenko écrit un magnifique livre à hauteur d’enfant, multipliant les allers et retours entre deux prénoms, deux voyelles, deux pays et deux époques.

Lorsqu’elle arrive à Saint-Étienne au lendemain de la chute de l’URSS, la petite Polina ne sait pas encore qu’elle s’apprête à muer pour devenir Pauline. Son père fera franciser son prénom pour la „protéger“, tout comme sa mère à lui l’avait protégé jadis en troquant son prénom juif pour un prénom russe.

Vingt ans plus tard, la jeune femme qui se rend au tribunal de Bobigny pour plaider sa cause – renoncer au prénom offert par la République et récupérer celui qu’elle a reçu à la naissance – se heurte à la perplexité générale, incarnée par la voix de la procureure: „Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française.“

Polina Panassenko
Polina Panassenko Photo: Patrice Normand

On se croirait devant une de ces devinettes pour enfants dont la solution consiste à renverser habilement la logique cartésienne des adultes: Pauline et Polina sont dans une barque qui se met à couler; les deux se retrouvent dans l’eau, mais une seule fera naufrage – laquelle? C’est sans doute parce que sa demande a été jugée „dénuée de fondement“ que Pauline Panassenko, devenue entre-temps comédienne et installée à Montreuil, se met à conter ce vertigineux va-et-vient qui lui permettra, après moult péripéties, de signer son premier roman de son vrai prénom, (re)devenant Polina Panassenko, jeune auteure franco-russe née à Moscou en 1989.

Au fil des pages, un puzzle double face se met en place, permettant de mieux saisir l’enjeu de l’affaire. D’un côté, il y a le deux-pièces communautaire de l’avenue Lénine, les conserves de petits pois et les boîtes de lait concentré réservé aux gâteaux d’anniversaire; de l’autre, les quatorze étages du HLM de Saint-Étienne, l’appareil photo jetable, les Mars et les Snickers par packs de douze. Entre ces deux planètes lointaines, une kyrielle d’adjuvants tâchent de faciliter le passage, à l’image de materneltchik, ce mot-hybride fabriqué par la mère pour rendre vivable le lieu hostile où la petite Pauline – désormais „française de plein droit par naturalisation du père“ – se rend tous les matins, à son corps défendant, pour parfaire son „intégration“. Faisant fi des moqueries de ses soi-disant nouvelles copines, l’enfant de migrants s’observe en train de se dédoubler: „Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des voisins. S’il y a des voisins on attend. Bonjour. Bonjour. Quel étage? Bon appétit.“

Les mille et une ruses que requiert l’apprentissage d’une nouvelle langue trahissent les efforts de Sisyphe déployés par l’exilé pour se glisser dans la carapace de sa nouvelle identité sans pour autant se défaire de l’ancienne. Gardienne d’un vaste territoire „dont les frontières sont en pourparlers“, la mère de Pauline veille sur son russe „comme sur le dernier œuf du coucou migrateur“: „Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l’abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route. Elle surveille l’équilibre de la population globale (…). Russe. Français. Russe. Français.“

Polina Panassenko<br />
„Tenir sa langue“<br />
Éditions de l’Olivier, 2022<br />
192 p., 18 euros
Polina Panassenko
„Tenir sa langue“
Éditions de l’Olivier, 2022
192 p., 18 euros

Tâchant de faire l’inventaire des dangers qui guettent de part et d’autre, la petite fille songe aux fascistes qui torturaient les prisonniers sans insigne pour déterminer à leurs cris de douleur de quel pays ils venaient. „Ça m’inquiète. En français je sais qu’on crie ‘aïe’ mais le problème c’est qu’en russe on crie ‘aïe’ aussi. Comment être sûre de crier ‘aïe’ en russe et pas en français. Et si je crie ‘aïe’ en russe mais qu’on croit que j’ai crié ‘aïe’ en français, comment prouver ensuite que c’était bien un ‘aïe’ russe.“

À force de multiplier les allers et retours, les pistes finissent par se brouiller et les cailloux blancs n’aident plus à retrouver le chemin de la maison. Un beau jour, Pauline appelle sa tante restée à Moscou et lui demande pourquoi sa grand-mère a décidé de troquer, en 1954, son prénom juif – Pessah – pour le prénom russe dont elle allait hériter – Polina. La réponse vient en deux temps: peut-être parce qu’elle „n’aimait pas comment ça sonnait, Pessah. Elle ne trouvait pas ça joli“, mais aussi, et surtout, „[p]our ne pas nous gâcher la vie. Voilà pourquoi.“ En raccrochant, la jeune femme tient la raison secrète de la bataille judiciaire qu’elle s’apprête à mener: porter officiellement le prénom reçu à la naissance, sans le maquiller et sans en avoir peur, c’est faire en France ce que sa grand-mère n’a pas pu faire en Union Soviétique. Polina, c’est l’héritage à transmettre aux enfants qu’elle n’a pas encore, mais qu’elle souhaite avoir un jour. Car tenir sa langue, c’est s’empêcher de parler, ne pas divulguer des informations confidentielles, s’abstenir de faire des remarques déplacées, garder un secret. Mais en même temps, tenir sa langue, c’est y tenir, s’y accrocher, se réjouir de l’avoir retrouvée et vouloir la garder, coûte que coûte.