Après la publication de la correspondance („Lettres du mauvais temps“, 1977-1995) et celle de ses chroniques („Play it again, Dupont“, 1978-1980), La Table Ronde poursuit son important travail d’édition autour de l’œuvre du grand Jean-Patrick Manchette, auteur d’une dizaine de romans noirs décisifs pour le genre entre 1971 et 1981, avec la sortie des entretiens donnés de 1973 à 1993 par celui auquel les médias ont rapidement attribué la paternité du „néo-polar“ français. „Derrière les lignes ennemies“, ou l’écriture comme un combat.
On conseillera bien sûr au lecteur (encore) ignorant de l’œuvre de celui qui, en quelques livres parus à la Série Noire, a refondé les bases du polar en France et réinventé le genre dans les années 70, de débuter, avant toute chose, par l’un de ses romans. Lequel? Peut-être le dernier. Commencer par la fin, voilà qui aurait convenu au dialecticien qu’était Jean-Patrick Manchette, écrivain engagé, marxien plutôt que marxiste, admirateur de Hegel (l’un de ses héros préférés dans l’histoire, avec Pancho Villa …) et de son système philosophique diabolique et globalisant.
„La Position du tireur couché“ (Gallimard, 1981) donc. Une sorte d’exercice de style sur la retraite impossible d’un tueur fatigué et poursuivi par son organisation. Une entrée en matière possible dans l’œuvre de celui qui, après la secousse de mai 68, avait „l’impression que le roman noir pouvait être la forme adéquate de la littérature contestataire“. Un „sujet de répertoire“, une histoire violente, sèche, envahie par les objets, les marchandises, un style qui réinvente à la française le behaviorisme de Dashiell Hammett et de la littérature américaine „hard-boiled“.
Mais sous la surface de ce scénario exploitant les clichés, un travail d’orfèvre, „une tapisserie de plus en plus compliquée, contrôlée, avec un inconscient qui recule derrière et que j’essaie de tirer par les bretelles pour être sûr que je fais vraiment ce que je veux“, explique l’auteur. Ici, en l’occurrence, „une idée vaguement freudiste: c’est un tueur, donc c’est la mort, donc c’est la répétition, donc la névrose, donc il va finir comme son père, donc le roman doit être bâti sur un principe de répétition, donc tous les événements, des morceaux de texte même, doivent se produire deux fois, de préférence par rapport à un axe“. La Position du tireur couché est donc dotée d’une structure en forme de palindrome. Rien que ça.
Jean-Patrick Manchette est un intellectuel. Il le concède à plusieurs reprises dans ces entretiens, presque à regret. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est comme ça … Ses romans sont conçus comme des propositions à niveaux de perception multiples. A chacun son roman en quelque sorte, la priorité (éminemment politique) restant donnée à celui qui a deux heures de temps à perdre dans un train: „J’avais envie de produire de la marchandise consommable et jetable“, confie l’écrivain à Emmanuel Carrère, à l’époque jeune auteur débutant, qui l’interroge pour Lire, en 1985, dans l’un des entretiens les plus intéressants de ce recueil.
Sans doute pas un hasard si Emmanuel Carrère, qui s’intéressera par la suite au cas de Philip K. Dick ( „Je suis vivant et vous êtes morts“, Le Seuil, 1993), questionne avec autant de précision la mécanique de l’auteur, à une époque où celle-ci a commencé de s’enrayer. En effet, après „La Position du tireur couché“, adapté (et déformé) au cinéma pour Alain Delon („Le Choc“, réalisé par Robin Davis), l’écrivain fétiche du cinéma français des années 70 continuera de travailler sur plusieurs romans, sans en publier un seul. „N’avez-vous pas l’impression de vous être pris au jeu? Venu au polar par dédain de la littérature ‚d’art’, d’en arriver à faire de la littérature ‚pure’?“, lui demande Emmanuel Carrère avec une certaine clairvoyance. Manchette résiste: „Sauf que je propose au public des coups de feu, du sexe, des poursuites en voiture. […] Je distrais le client. Mais je n’y peux rien si le polar est en décomposition, s’il est devenu littéraire, pasticheur, propice à ces petits jeux.“
Mais il constate sa défaite stratégique: „Je suis tellement soucieux de savoir ce que j’ai écrit, d’en être conscient, que j’ai refait quatorze fois le premier chapitre de mon prochain roman.“
Plus les entretiens avancent dans le temps, plus l’auteur de „L’Affaire N’Gustro“, de „Nada“, du „Petit Bleu de la côte ouest“ (Gallimard, 1971, 1972 et 1977), semble voir avec clarté l’impasse dans laquelle il s’est engouffré. Désormais impuissant à lutter contre la puissance du capitalisme version société du spectacle (au sens de Guy Debord et du situationnisme), qui, au début des années 80, commence son grand recyclage des genres et de la contre-culture, sans égard pour leurs fondements contestataires, Jean-Patrick Manchette se repliera peu à peu sur lui-même, dans sa vie comme dans son travail. „Quant au refuge offert par l’industrie du divertissement“, constate-t-il, sans concession avec lui-même, „il ne m’intéressait donc que comme base d’infiltration, non comme refuge. Quand j’ai vu que je n’étais plus capable d’opérer derrière les lignes ennemies avec des romans noirs, j’ai laissé tomber.“ Alors que le polar français n’a plus rien inventé depuis quelques bonnes décennies, l’intelligence et la sincérité de l’un de ses plus grands représentants sont tout à la fois belles et douloureuses.
L.B.
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