Headlines

Passion LivresMagnifique et dérangeant

Passion Livres / Magnifique et dérangeant
Paul Kawczak Photo: (c) Laurence Granbois Bernard

Jetzt weiterlesen! !

Für 0.99 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

LE CHOIX DU LIBRAIRE: „Ténèbre“ de Paul Kawczak

Paru fin janvier chez l’éditeur québécois La Peuplade, „Ténèbre“ de Paul Kawczak s’avère un roman terrassant, addictif, qui porte un point de vue singulier sur le Congo belge, époque Léopold II. „Montant au Nord puis tournant subitement vers l’est, elle (la ligne fluviale, N.d.A.) devenait frontière nord, et abandonnait plus loin l’Ubangi pour suivre la Mbomou. Là commençait le véritable travail de Pierre Claes, car la Mbomou remontée atteignait sa source et la frontière ne pouvait plus compter sur le tracé de la rivière pour assurer le sien.“ Nous sommes en 1890, quelques années après la conférence de Berlin qui scellait le partage de l’Afrique entre les puissances européennes, et le jeune géomètre Pierre Claes est mandaté par le roi Léopold II afin d’établir la matérialité des frontières du Congo. Partant de cet argument simple, Paul Kawczak s’empare de faits historiques et en propose une version brutale et sensuelle à la fois: l’Afrique est un corps, fertile et capiteux, que les hommes du nord s’attachent à dépecer jusqu’aux viscères, à exploiter avec rage et brutalité, au prétexte d’y disséminer le progrès.

Après avoir rassemblé autour de lui un aréopage disparate – quelques indigènes, et surtout Xi Xiao, un maître tatoueur chinois, bourreau spécialisé dans l’art de la découpe humaine, seul rescapé d’une communauté chinoise décimée par les maladies –, le géomètre quitte Léopoldville sur le vapeur „Fleur de Bruges“ et s’enfonce dans la sauvagerie des territoires à cartographier. La brutalité des êtres transgresse les limites des corps, celui des femmes et des hommes, celui d’un pays „nouvelle Eve noire à violer dans la nuit blanche, sans relâche, la saignant de toutes ses richesses, bafouant sa tendresse de mère en criant la mort vide à sa face de déesse indolente“. Somme toute, Pierre Claes s’enfonce dans les fièvres qui, au propre comme au figuré, rongent les contrées qu’il déflore. Et ce faisant, plonge vers l’échec annoncé de sa mission.

Fresque sensuelle et dévorante, le roman mêle les destins comme les affluents d’un fleuve fangeux: la narration appelle de fréquents retours vers l’Europe laissée dans le sillage, vers une Bruxelles littéraire où l’on croise Baudelaire et Verlaine. Le contraste est saisissant entre l’innocence de la vie et l’état des âmes qu’ont laissées derrière eux les pionniers, et la violence, férocement sanglante, abrupte, croissante, parfois sophistiquée des situations et des ressorts qui les orientent. „Xi Xiao, Silu et Mohammed Hadjeras entamèrent leur entreprise de découpe au cœur de l’Enfer colonial, baignant dans une horreur éthérée qui dissolvait les âmes, glissant le long d’une pente de désespoir, de colère et de larmes qui les avaient menés bien plus loin qu’eux-mêmes, aux limites érotiques et violentes de l’existence. Le monde s’effondrait, tout leur avait été pris, ne leur restaient que les mystères raffinés de cette mystique ténébreuse des chairs et des destins.“

Autant ne pas vous le cacher: ce roman est à la fois magnifique et dérangeant, comme peut l’être la Charogne de Baudelaire, et vous ne serez pas surpris de croiser Joseph Conrad au cœur de ces ténèbres-là. La langue de Paul Kawczak, puissante par ses images, sans complaisance ni merci, fait tenir le récit comme un liant, dispensant de la première à la dernière ligne un onguent littéraire qui inscrit „Ténèbre“ parmi les joyaux à l’éclat sombre qu’il faudra forcément (re)lire. (Jean-Jacques Valès, librairie Alinéa)

Paul Kawczak

„Ténèbre“
La Peuplade, 2020
320 p., 19 €