Après une longue absence éditoriale du titre en version française, les Éditions Métailié ont eu l’excellente idée de proposer une nouvelle traduction des „Enfants Oppermann“, un classique de la littérature allemande de l’exil, publié en 1933, quelques mois seulement après l’accession de Hitler au pouvoir. On aimerait dire qu’il n’est pas urgent de lire ou de relire ce formidable roman écrit par Lion Feuchtwanger, écrivain juif allemand né à Munich en 1884 et mort aux États-Unis en 1958. Mais alors que les populismes se déchaînent et que la guerre frappe de nouveau à la porte de l’Europe, il est difficile de ne pas être troublé par l’actualité de cette œuvre, qui dénonce avant tout l’avènement du mensonge et montre l’aveuglement comme horizon possible d’un pays démocratique.
Car en l’espace de quatre cents pages denses et de trois „livres“ intitulés „Hier“, „Aujourd’hui“ et „Demain“, „Les Enfants Oppermann“ font le récit millimétré d’un totalitarisme qui monte puis s’impose à la tête d’une grande nation européenne, dans l’aveuglement général des élites et l’indifférence des classes populaires. Au cœur de cette prise de pouvoir, la montée en puissance progressive de l’idéologie völkisch, qui nourrit le national-socialisme de sa mystique du peuple et de son antisémitisme, et l’anéantissement de la raison et du droit, remplacés par la violence et la perversion du mensonge. Une prise de pouvoir portée, à l’intérieur du pays, par les outils (à l’époque) expérimentaux de la propagande, et à l’extérieur, par l’incapacité des autres nations à décrypter les ressorts de cette nouvelle barbarie.
Au centre de la mécanique infernale dont les nazis assemblent peu à peu les pièces, s’appuyant sur la peur, la complicité des puissants et l’anonymat des rouages administratifs, les Oppermann sont les coupables désignés. Symbole de la famille juive assimilée viscéralement attachée au destin de l’Allemagne et incapable de croire à l’effondrement de ses valeurs, la fratrie incarne à elle seule la place de la bourgeoisie juive au sein de la nation allemande, avant le cataclysme national-socialiste. Trois frères, une sœur: Martin dirige l’entreprise familiale de meubles qui prospère depuis trois générations; Gustav, l’intellectuel oisif et mélancolique, incarne l’idéaliste qui préfère avant tout ne pas voir la réalité en face ; Edgar, professeur de médecine renommé, représente quant à lui la rationalité des sciences; Klara, figure féminine plus discrète, est l’épouse d’un haut-fonctionnaire, Allemand „de souche“.
En cette fin d’année 1932, alors que s’ouvre le roman et que la famille s’apprête à fêter les 50 ans de Gustav dans sa magnifique demeure berlinoise, rares sont ceux qui semblent percevoir que le temps est compté et que les murs, peu à peu, se resserrent. Non, les Oppermann veulent encore croire que, malgré leur probable arrivée au pouvoir, ces nouveaux barbares, dûment contrôlés par les éléments plus modérés ainsi que par la puissance du capitalisme, oublieront leur folklore pour devenir enfin raisonnables. On connaît la suite.
Et c’est là le tour de force réussi par ce roman écrit „à chaud“ par Lion Feuchtwanger durant le début de son exil dans le Sud de la France, et publié alors qu’on ne connaissait justement pas la suite: parvenir encore aujourd’hui à saisir son lecteur, à l’entraîner en lui dévoilant les innombrables chemins, aussi tortueux qu’ordinaires, qu’emprunte un régime totalitaire pour parvenir à ses fins. „Partout les persécuteurs proposent aux persécutés de sauver leur situation ou leur fortune à condition de les laisser en avoir leur part et, si l’on y regarde de plus près, toute la révolution völkisch se décompose en millions de petits trocs.“ C’est ainsi que, se faisant parfois un peu didactique (mais qui songerait à lui en faire le reproche alors qu’il écrit dans l’urgence pour prévenir ses contemporains …), Lion Feuchtwanger illustre le renversement brutal des valeurs d’une société, la médiocrité qui s’autorise, la revanche qui gronde, grisée par l’illusion soudaine de la puissance. Tout, dans cette société en décrépitude, est affaire de manipulation. Et c’est en cela aussi que „Les Enfants Oppermann“, plaidoyer pour une „pleine conscience politique“, s’adresse à nous, lecteurs de 2023.
„Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre pour autant de t’y soustraire.“ Cette magnifique injonction du Talmud, qui oblige l’homme à sa responsabilité et le contraint à son devoir malgré l’immensité de la tâche, revient de manière obsessionnelle chez Gustav Oppermann, et l’aide à sortir de son état de cécité. Poussé par ses proches et confronté à la brutalité des nouveaux maîtres du pays, le plus dilettante des Oppermann trouvera son propre chemin de révolte, se transformant en témoin du renversement de l’humanisme. Car „la barbarie ne réside pas dans les seuls actes, mais dans les principes mêmes de ces hommes nouveaux. Ils ont brisé l’ancien mètre étalon du monde civilisé, légalisé l’arbitraire et la violence.“ Contrairement à nombre de ses compatriotes, qui habitaient „à l’étage“ et ignoraient „ce qui se passait sous [leurs] pieds“, Lion Feuchtwanger, quels qu’aient été ses engagements ultérieurs, ne se trompa guère sur le cataclysme européen en cours. Il est intéressant aujourd’hui de l’écouter.
L.B.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können