Lauréate du prix Femina pour „Week-end de chasse à la mère“ (L’Olivier, 1996), dans lequel Nouk était déjà au centre du récit, Geneviève Brisac remet ici un destin de femme confrontée à l’adversité du monde des hommes et de l’entreprise sur son précieux métier à tisser des histoires. Histoires sombres, histoires drôles, histoires du passé, baignées de mélancolie. Les fils sont nombreux, les motifs chatoyants, la matière est belle. Pour mieux comprendre et se comprendre, l’auteure joue le décalage, passe du „je“ au „elle“, scrute son héroïne sous toutes les coutures, s’amuse aussi, d’elle-même et des autres. Le lecteur, lui, s’attache à cette personnalité hirsute, pleine de force et de faiblesses, qui a choisi le bras de fer entre ses rêves et la réalité.
Pourtant, celle-ci ne retient pas ses coups. Que ce soit au sein d’un groupe militant d’extrême-gauche, qui fonctionne en vase clos mais permet d’entrevoir la possibilité d’un „nous“, remède éphémère à la tragique solitude du „je“; ou bien dans le cadre de la première maison d’édition où elle fait ses armes, au côté d’Olaf, cet autodidacte gauchisant à tendance autoritaire qui publie des livres de mer et de marins, Nouk dérange. Trop d’idées, trop de cheveux, trop de liberté. Malgré son engagement, qui obéit à une absolue sincérité, elle ne cessera de provoquer la méfiance de ses collègues et le courroux d’un monde soumis à la domination masculine. Le chef, c’est eux.
„Trop tard pour me débarrasser de la soumission qui est en moi“, regrette Nouk lorsqu’elle est mise au ban de cette maison d’édition, à la suite d’un procès en excommunication. Nouk se voit trop faible. „Il est trop tard pour moi, dis-je, il faut que s’abattent les cendres de la honte pour extirper cette disposition à l’esclavage qui est en moi, au moins autant que la révolte.“ La soumission au moins autant que la rébellion. Entre sa jeunesse irrésolue et un âge mûr pétri de doutes, le cheminement de Nouk sera marqué par plusieurs rencontres de poids. Outre Olaf, le chef de clan, Werther, un éditeur parisien particulièrement désagréable qui, du fond de son „bureau-caverne“ empli de livres, fut pour la jeune femme un mentor aussi attachant qu’insupportable. Celui qui ressemble à „un mérou de mille ans dans sa tanière“ est avant tout, pourtant, un séducteur. Rien de féminin ne peut, ne doit lui résister.
Prise dans ses contradictions perpétuelles, entre la volonté qu’elle a de plaire et celle, farouche, d’être et de paraître différente, Nouk fait son chemin dans cet univers impitoyable de bureau, où Werther règne en maître. C’est encore le temps où l’édition est affaire d’une élite qui s’y entend, qui décide, choisit, et possède tous les droits face au personnel, tout en dévotion. Malgré cela, pour la jeune femme si peu sûre d’elle-même, c’est une nouvelle vie qui démarre. „Une vie d’employée de maison d’édition comme les autres, routinière et prévisible.“
D’un côté, le patron et ses différentes concubines, ses goûts qu’il convient de partager comme ses souvenirs de vacances; de l’autre, „une vie scandée par les réveils nocturnes, les épidémies à la crèche, les maladies infantiles des bébés“. Car Nouk a en outre commis l’indélicatesse de vouloir travailler tout en ayant deux filles, Iris et Rose, qui vivent avec elle „comme dans un grand nid“.
„J’avais vingt ans, vingt-cinq ans, bientôt trente, et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. C’est surtout un âge qui passe en cinq minutes.“ Geneviève Brisac n’est jamais à court d’une citation ou d’une pensée d’un auteur qu’elle apprécie. Privilège d’une éditrice possédée par le miracle de la littérature. Ce très-haut mérite aussi de côtoyer le très-bas, qui s’immisce dans les bureaux comme un bruit de couloir.
Les jalousies, les trahisons, les gens et les époques changent. Seule la rage de la jeune femme est à même de contrer les effets de ce vent mauvais qui souffle dans les open space nouvelle génération. Car l’édition, elle aussi, devient quelques décennies plus tard la proie des cost-killers et des contrôleurs de gestion. Nouk résistera autant que possible avant de prendre la porte. Tout comme Geneviève Brisac s’est accrochée à la grâce de son métier d’éditrice dans une maison parisienne qui ne voulait plus d’elle. Trop d’idées, trop de cheveux, trop de liberté. Le départ de Nouk, douloureux, la renverra une fois de plus à cet épisode initial qui dit la fragilité des choses et la poursuit tout au long de l’existence: „C’est une boîte à chaussures de la marque Eram sur laquelle quelqu’un a écrit au marqueur noir, en grosses lettres, mon prénom. Comme une plaque sur une petite sépulture. Ma vie tient là-dedans, me dis-je. Et cela ressemble à une prise de conscience. Tant de jours, tant d’heures, tant de minutes et tant de peurs, tant de sacrifices et tant d’espoirs, tant de méchancetés, tant de violences invisibles, tant d’inquiétudes dérisoires, tant de projets comme autant de vies rêvées. Toute ma vie dans une boîte en carton détrempée.“
(Laurent Bonzon)
Geneviève Brisac
„Les Enchanteurs“
Editions de l’Olivier, 2022
192 p., 17 euros
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