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Passion livres Engrenage

Passion livres  / Engrenage
Mikaïl Chevelev Photo: Andrew Rushailo-Arno

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Le temps d’une prise d’otages dans une église de la région de Moscou, „Une suite d’événements“, premier roman du journaliste russe Mikhaïl Chevelev, fait le récit d’une société d’injustices, obnubilée par l’argent et la corruption, et capable de conduire un homme au terrorisme.

„Ce livre s’adresse à nous tous“, tonne l’écrivaine Ludmila Oulitskaïa dans sa postface, qui vient souligner la force de l’engagement de Mikhaïl Chevelev dans ce roman aux accents très politiques: „Le héros du roman est prisonnier de l’une des idées les plus séduisantes qui existent, l’idée de justice. Mais il ne trouve pas justice. La réponse est absente. Une seule chose demeure invariable: le mal engendre le mal. D’un moindre mal naît un mal plus grand, et cette escalade n’a pas de fin.“

Une chute sans fin, c’est à peu près le destin de Vadim, prototype de l’infortuné soldat/citoyen russe, ballotté par les guerres et les mauvais choix, plongé dans le bain acide de la corruption sous toutes ses formes, et de préférence en petites coupures. En préambule d’„Une suite d’événements“, l’éditeur reproduit une carte de la région qui, de la province ukrainienne du Donbass à la Tchétchénie, en passant par l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan, reste explosive, aujourd’hui comme il y a près de 20 ans, au moment où la (première) guerre de Tchétchénie venait d’éclater.

Deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1996, par un concours de circonstances extraordinaire que seule la folle logique des conflits armés peut rendre possible, le narrateur, un journaliste de la presse écrite parti suivre les pourparlers de paix promettant de mettre un terme au conflit tchétchène, fait la connaissance du jeune Vadim dans la peau d’un prisonnier de guerre.

Une vingtaine d’années et quelques guerres plus tard, le journaliste Pavel Vladimirovitch découvre, médusé, aux informations télévisées que le même homme retient une centaine d’otages dans une église de la région moscovite, et en appelle à lui pour jouer le rôle de négociateur. Drôle de retour en arrière pour ce journaliste pas beaucoup plus courageux qu’un autre, qui a réussi à libérer le prisonnier et quelques autres malheureux des griffes d’un chef de guerre tchétchène contre la promesse d’un passage télévisé dans une émission d’information prestigieuse. Quelques minutes de gloire télévisée contre la vie de quatre hommes, cela donne à peu près une idée de la valeur moyenne d’un être humain de ce côté-ci du Caucase …

Plongé à la fois dans son passé et dans l’essoreuse de la machine sécuritaire russe, qui se met en branle pour contrer les projets de cet ennemi de la soi-disant démocratie, le journaliste d’opinion, qui cherche depuis toujours, et malgré la pression pesant sur la presse, à conserver un semblant de dignité (et de liberté), remonte dans ses souvenirs en même temps qu’il part à la rencontre de ce „révolté malgré lui“, pour tenter de le sauver, mais aussi de comprendre les raisons de son acte: „Eh bien“, lui annonce Vadim en guise de propos introductif à la négociation, „nous retenons cent douze personnes, douze enfants et exactement cent adultes, à condition de compter les flics comme des êtres humains“.

Il est vrai que, pour le terroriste en herbe, la police russe n’a pas été tendre, l’impliquant autrefois dans des crimes qu’il n’avait pas commis, pratiquant le chantage et l’extorsion, jusqu’au viol de sa compagne, qui ne put le supporter. Après les errances faisant suite à la guerre, la vie de Vadim s’en trouva bouleversée et finit par le ramener en Tchétchénie. C’est là, peu à peu, et sans vraiment en prendre pleinement conscience, que le jeune homme fit ses armes et cultiva lentement sa haine contre la Russie et son Etat policier.

„Une suite d’événements“ montre comment l’autocratie russe traite les siens, réduit ses élites au silence et les insignifiants au rang de déchet, exposé à la violence et aux injustices. Face à cet itinéraire tout tracé, comment se regarder en face, se demande le négociateur, et comment expliquer aux autres que „le journalisme n’est plus une profession, mais une bouffonnerie“?

Dans ce roman captivant et habilement construit, Mikhaïl Chevelev intercale les souvenirs qui recomposent l’itinéraire de Vadim et le dialogue qui se noue avec le terroriste, sur fond de crise qui s’installe et d’inquiétude qui grandit. Jusqu’à la révélation inattendue de la liste de ses exigences, qui „se limite à une seule chose“: „Nous exigeons que le président de la Fédération de Russie passe à la télévision et demande pardon pour les deux guerres: la guerre de Tchétchénie et la guerre en Ukraine. Après ça, tous les otages seront libérés. Sinon, ils seront tués.“

Une histoire de mensonges d’Etat et de vérités impossibles à rétablir, c’est bien celle que Mikhaïl Chevelev tente de nous raconter dans „Une suite d’événements“. Une suite fortuite de faits malencontreux, d’épisodes a priori sans importance, qui conduisent tout droit à la tragédie. „Voilà où nous en sommes“, nous dit l’écrivain tout autant que le journaliste dans ce roman aux aventures quasiment burlesques et à la tonalité totalement désespérée.

Laurent Bonzon

Mikhaïl Chevelev

Une suite d’événements
Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs
Gallimard, „Du monde entier“, 2021
176 p., 18 €