Mais que peuvent les errements de la fiction face à la brutalité d’une fatalité chronologique que Brigitte Giraud résume ainsi au tout début de son livre: „Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques.“? Sans doute pas remettre les choses à leur place, cette place où ranger les choses n’existe plus et la déflagration a été telle que plus rien ne s’ordonnera jamais sereinement; simplement tenter de comprendre, à la seconde près, comment s’imbriquent l’ensemble des causalités – des banalités – qui ont conduit à l’accident, venir à bout de la litanie des „si“ qui hantent l’autrice depuis tout ce temps.
„Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement. Si je ne m’étais pas entêté à visiter cette maison. Si mon grand-père ne s’était pas suicidé au moment où nous avions besoin d’argent. Si nous n’avions pas eu les clés de la maison à l’avance. Si ma mère n’avait pas appelé mon frère pour lui dire que nous avions un garage. Si mon frère n’y avait pas garé sa moto pendant sa semaine de vacances. Si j’avais accepté que mon fils parte en vacances avec mon frère. Si je n’avais pas changé la date de mon déplacement chez mon éditeur à Paris. Si j’avais téléphoné à Claude le 21 juin au soir comme j’aurais dû le faire au lieu d’écouter Hélène me raconter sa nouvelle histoire d’amour.“ Chaque chapitre du livre, ils sont au nombre de 23, se range sous l’un de ces possibles impossibles. 23 suppositions pour rouvrir – peut-être – une dernière fois le dossier de Claude, „en souffrance“ depuis „À présent“ (Stock, 2001), livre dans lequel l’écrivaine parvenait à rendre magnifiquement l’épaisseur de la vitre qui, au moment de l’accident, s’était brusquement immiscée entre elle et le „marché des vivants“.
Si „écrire, c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter“, comme le formule Patrick Autriaux dans la phrase que Brigitte Giraud a choisi de mettre en exergue de son livre-enquête, nul doute que „Vivre vite“ est une forme d’accomplissement dans la voie littéraire qu’a construite l’autrice, habituée à traquer si finement la mécanique complexe de la mémoire et des sentiments. Ici, la finesse reste de mise, mais c’est l’implacable mécanique du temps et des circonstances, des faits et des gestes, de tout ce fourmillement d’interactions habituellement silencieuses et secrètes dont nous sommes entourés et qui constituent la réalité de nos existences, qui donne corps à l’écriture. „Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution.“
Pourquoi vouloir acheter une maison – et donc disposer d’un garage? Pourquoi confier à sa mère qu’on a obtenu les clés de la maison plus tôt que prévu? Pourquoi la Honda 900 CBR Fireblade a-t-elle été commercialisée en Europe alors qu’elle était jugée trop dangereuse au Japon?… En revenant sur toutes les microdécisions qui, l’une après l’autre, l’une indépendamment de l’autre, ont „fabriqué“ les circonstances de l’accident, Brigitte Giraud raconte aussi – et surtout – une magnifique histoire d’amour interrompue en plein vol, et avec elle un univers aussi brutalement éclipsé: l’élan des jeunes années, la banlieue lyonnaise de l’adolescence, une partie des rêves et des aspirations, la beauté du monde envers et contre tout.
Ce qui est beau, dans ce travail d’autopsie du temps, des actions et des lieux, c’est le dénuement qu’il suppose et qu’il accomplit à la fois. Une forme de distance dans la proximité, de froideur dans l’incandescence des secondes qui s’égrènent, dans l’indifférence des rues, des itinéraires et des gens qui se croisent, jusqu’à l’accident. C’est de montrer que tant d’autres routes auraient pu être choisies – par les faits, par les idées, par le sort, par la moto –, et puis non, c’est revenir à la surface après cette plongée littéraire, pour constater que non, en fait, „il n’y a pas de si“. „Il n’y a rien à comprendre, chacun joue son rôle. Chacun bien à sa place dans la ville, en toute légitimité: le médecin, le notaire, l’instituteur, le pompier, le policier, le bibliothécaire, le banquier, le curé. Ça s’appelle une société. Tout est si bien huilé. Ça fonctionne, ça dysfonctionne, pour le meilleur et pour le pire.“ Une façon émouvante de „rendre les armes“ pour continuer à se battre ailleurs et autrement. Vivre plus doucement, continuer à fréquenter ces lieux incommodes qui nous habitent et hantent la littérature, à prolonger la musique, le rock qui imprègne les mots, l’époque, l’histoire et les histoires, Dominique A et son Courage des oiseaux qui s’ouvre ainsi: „Dieu que cette histoire finit mal / On imagine jamais très bien / Qu’une histoire puisse finir si mal / Quand elle a commencé si bien“.
Laurent Bonzon
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