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Littérature„Sardou en sourdine“: „Connemara“, „l’épopée moyenne“ de Nicolas Mathieu

Littérature / „Sardou en sourdine“: „Connemara“, „l’épopée moyenne“ de Nicolas Mathieu
 Photo: Astrid di Crollalanza

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Après le succès de „Leurs enfants après eux“, Nicolas Mathieu revient avec „Connemara“, un roman au souffle long sur deux quadras qui doivent confronter leurs déceptions intimes et professionnelles. En abandonnant ses personnages adolescents pour des adultes désabusés, Nicolas Mathieu continue à explorer avec une précision de sociologue les vies déchues du Grand Est. Hélas, la construction romanesque reste parfois aussi aride et grandiloquente que son style.

Tout commence alors qu’Hélène, terriblement lassée par son mari Philippe, un cadre qui s’enfonce dans le travail pour fuir ses responsabilités familiales et conjugales, épuisée aussi par une vie professionnelle où son patron refuse de la faire associée du cabinet de conseil où elle travaille, confie à sa nouvelle stagiaire Lison le déclin de sa vie intime et sexuelle. Cette dernière, appartenant à une jeune génération dont „le mélange étonnant de pudibonderie et de déchaînement, d’engagement et de je-m’en-foutisme, de déprime et d’illusion totale“ n’a de cesse d’étonner Hélène, lui révèle le monde des rencontres et de la baise faciles de tinder et consorts.

Au bout d’un premier rendez-vous raté – le mec est imbuvable, Hélène a l’impression de voir partout, dans la région du Grand Est où elle est revenue vivre après ses études et de premiers boulots formateurs, des connaissances lointaines qui la savent mariée –, Hélène revoit, dans un restau, par un de ces hasards de circonstances dont la vie (et les romans) ont le secret, Christophe, beau gosse de l’époque, star de l’équipe de hockey d’Epinal. Ce dernier s’y dispute avec Charlie, grand amour de sa vie et désormais son ex-femme, qui lui annonce qu’elle se casse de la région – et qu’elle pense bien emmener leur gosse Gabriel.

Hélène le débusquera sur les réseaux sociaux, Christophe, dont la vie adulte, après un départ pourtant bien senti – les filles adoraient ce garçon sportif engagé dans une équipe qui remportait, lors d’une saison mythique, presque tous les matchs, sortant quelque peu les gens de la torpeur de cette région taraudée par le chômage, les boulots de merde et les mesquineries, ragots et jalousies de patelin –, se résume à des chamailleries avec son ex, un gosse qu’il voit de moins en moins, un père dont l’avancée de son Alzheimer l’amènera à déconner de plus en plus souvent et deux amis d’enfance avec qui il a l’habitude de prendre des apéros dont ils essaient de cacher le caractère redondant et franchement déprimant en les prolongeant outre mesure, l’ivresse chassant peu à peu, quoique peu durablement, la sensation d’un échec sur toute la ligne.

Si la vie d’Hélène est plus glorieuse en théorie – elle gagne bien sa vie, a un mari, deux enfants et une maison d’architecte – et qu’elle peut s’estimer heureuse d’avoir pris sa revanche sur le beau mec de l’époque qui alors l’ignorait au point de ne pas la remarquer pendant qu’elle essayait de le draguer, l’impression d’une vie professionnelle et intime en cul-de-sac ne la quitte guère, malgré donc les acquis évidents.

Cette impression de ratage, Nicolas Mathieu l’explore en prenant les personnages dans l’étau de leur propre auto-évaluation, en leur rappelant leur adolescence, où tout était encore possible, où la vie d’adulte était une lueur lointaine, contre quoi on se révoltait en se promettant de faire mieux une fois qu’on aura l’âge des parents et qu’on se sera cassé du taudis dans lequel s’empêtrent les géniteurs. C’est surtout Hélène adolescente qui en prend conscience et qui mesure, une fois qu’elle fréquentera son amie Charlotte, le clivage social, éducationnel et culturel, entre ses parents à elle, les Poirot, et ceux de Charlotte, les Brassard, dans le discours desquels „le mot ‚cadre’ revient souvent“ et dont la bibliothèque recèle des ouvrages féministes et érotiques dont se gorgera la jeune fille.

De façon assez intelligente, les scènes d’enfance et d’adolescence, Mathieu les rédige au présent de l’indicatif, leur conférant du coup une actualité, un rayonnement supérieurs aux scènes du présent de la narration, écrites quant à elles au passé comme pour suggérer le temps qui passe, qui glisse sur le monde adulte là où les souvenirs d’enfance bénéficieraient d’une sorte d’atemporalité, prises dans l’écrin trompeur d’un présent éternel.

Une „épopée moyenne“

D’un autre côté, ces fractures sociales, Mathieu continue à les explorer de façon lucide quand il évoque les mondes respectifs dans lesquels évoluent Hélène et Christophe: alors qu’Hélène prépare, pour son cabinet d’évaluation, un regroupement des collectivités territoriales du Grand Est, qu’elle se meut dans un monde cynique, pétri de politique, où le sort d’une certaine France – celle d’avant l’élection d’Emmanuel Macron, dont le nom est longtemps, comme dans „anéantir“ de Michel Houellebecq, tu – se joue à coups de jargon de marketing, de novlangue néolibérale, celle de Christophe tourne autour de son boulot de revendeur de nourriture pour chien, sa vie étant emblématique d’une région dont le destin se décide toujours ailleurs, aux dépens de ses habitants – ainsi, comme le note l’auteur avec une précision laconique et désabusée, „dans un marché parvenu à maturité, [les salariés] constituaient désormais la seule marge encore compressible.“

Alors que, d’un côté, des salariés comme Christophe deviennent un chiffre dans un calcul de rentabilisation, les cabinets dans lesquels travaillent des gens comme Hélène, formés pour être, en fin de compte, des sortes de bonimenteurs qui jonglent entre perspicacité et roublardise, deviennent les véritables architectes d’une reconfiguration néolibérale du réel: „Identifier, classifier, prioriser, évaluer: à l’aide de quelques verbes du premier groupe, ils imposent le nouvel ordre scientifique, règne parfait de la performance appelé à durer toujours, puisqu’il n’est plus ni relatif, ni politique, ni historique, mais s’affirme comme le réel nu, devenu matière infiniment calculable.“

Et cette façon de calculer le réel, de l’imposer dans la nudité finale et laide du néolibéralisme, Mathieu montre comment elle contamine le politique, comment elle sert à rassurer des leaders comme Macron que les „petites gens“, ceux qui ont du mal à trouver du travail, ne comptent pas, dans cette mécanique imparable et lisse du calcul : „Dans des meetings archicombles, c’était en fin de compte les mêmes objectifs que dans les réunions stratégiques, le même vocabulaire de manager, la même morale de team building et de dépassement, une vision pour le pays qui recoupait celle du coach et du CEO, des arguments pour la France qui ressemblaient à ceux d’une force de vente, d’un esprit corporate finalement étendu à la République.“

Le souci, le véritable hic de ce roman pourtant, au-delà du fait qu’il tire trop en longueur et aurait bénéficié de ce qu’on le décharge de quelques scènes redondantes, c’est le style souvent inégal de Mathieu.

Alors que son côté un peu rêche, sa façon souvent grandiloquente, son inclinaison à l’énumération, à un effet de liste, à des analyses souvent plus sociologiques que littéraires, fonctionnait assez dans „Leurs enfants après eux“ puisqu’il était compensé par une véritable empathie du côté de la construction de ses personnages adolescents, dans „Connemara“, on reste souvent à côté de l’intimité des personnages, pris qu’ils sont, comme le lecteur, dans un effet de construction romanesque épique, néo-naturaliste, au souffle long, où toutes les étapes d’une vie d’adulte défilent, parfois dans des scènes mémorables – le mariage tardif d’un ami de Christophe, au cours duquel les différences de classe entre Hélène et Christophe ressortent de façon douloureuse –, enserrées dans des analyses sociétales impitoyables, mais qui trop souvent aboutissent à des observation assez banales, un peu éculées, qui reflètent stylistiquement des vies devenues moroses, insipides: „Puis le bac et ce serait déjà fini. (…) Les jours s’enchaînaient si vite, les semaines puis les années, dans ce claquement de doigts d’une vie tous ensemble.“

Au final, si Mathieu trouve souvent les mots juste pour raconter „cette épopée moyenne (…) qui s’était produite (…) là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau“, il peine parfois à la transcender en littérature, cette peine des jours invariables.

Info

„Connemara“ de Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2022, 400 pages, 22 euros