Si le kaïros désigne le moment opportun, cette notion de la philosophie grecque fait bien souvent penser à ces moments dans nos vies où on tombe sur son exact contraire et où l’on se retrouve au mauvais moment au pire des endroits. C’est ce qui arrive à Mia (Virginie Efira) qui, un soir, en rentrant en moto, parce qu’un orage éclate, trouve refuge dans une brasserie pour prendre un verre en attendant l’accalmie.
Des minutes plus tard, la brasserie se transforme en enfer et Mia est allongée au milieu d’un empilement de cadavres qu’un terroriste vient d’abattre. Tout est, dès lors, dans le titre, puisqu’il s’agit, pour Mia comme pour les autres survivants, d’arriver à revoir Paris, cette ville meurtrie, accablée par les attentats, qui essaie tant bien que mal de recouvrir la joie de vivre qui lui était si caractéristique.
Alors qu’elle s’éloigne de plus en plus de son partenaire Vincent (Grégoire Colin), qui a du mal à la comprendre, Mia essaie de confronter son amnésie liée à l’expérience traumatique et de se souvenir de ce qui s’est produit ce jour-là – car il s’avère que la mémoire de bien des victimes est trouée, voire falsifiée, comme pour cette femme qui n’arrête pas de reprocher à Mia de s’être égoïstement enfermée aux chiottes lors de l’attentat, impliquant qu’elle ait voulu sauver sa propre peau en exposant conjointement les autres à une mort certaine. C’est au beau milieu de ce flou collectif que surgira le souvenir de quelqu’un qui, au moment de l’attentat, lui tenait la main, et qu’elle essaiera de retrouver.
Rappelant „Un ano una noche“, projeté à la Berlinale en février et qui montra le lent délitement d’un couple ayant survécu aux attentats du Bataclan, le film d’Alice Winocour en continue certaines réflexions, certains fils thématiques – si le long-métrage d’Isaki Lacuesta montrait comment, au sein d’un couple, les différentes façons d’affronter un vécu traumatique pouvaient mener à la rupture, „Revoir Paris“ semble y répondre en affirmant que l’incommensurabilité des expériences – alors que Vincent n’a pas vécu l’attentat, elle ne pense plus qu’à cela – conduit à un résultat similaire.
Si elle trouvera de la consolation dans les bras de Thomas (Benoît Magimel), incarnation un peu cliché du mâle français dragueur et drôle, le film, heureusement, va plus loin dans son portrait d’un après traumatique – cette intrigue amoureuse qui donne un peu l’impression d’avoir été greffée sur le film, avec un personnage fantôme trop peu construit, ne sera pas au centre du long-métrage.
Car Alice Winocour, dont le frère fut au Bataclan au moment des attentats, s’intéresse avant tout au dur quotidien qui suit les attentats et à cette impossible communauté de gens disloqués, détraqués, qui se réunissent dans la brasserie pour essayer de faire face, de continuer à vivre avec la mauvaise conscience du rescapé, avec leurs vies en loques.
Pour ce faire, elle mise tout sur le personnage de Mia, admirablement joué par Virginie Efira, qui le porte avec brio, ce film, sans en faire trop. Tout aussi admirable est le choix, à revers de bien de médias, de vouloir réaliser un film sur les victimes en faisant quasiment l’impasse sur la représentation des terroristes. L’on pense à cette scène dans „La décision“, dur dernier roman de Karine Tuil, où un père reproche à la narratrice – une juge d’instruction antiterroriste – de s’en foutre des victimes et de ne s’intéresser qu’aux bourreaux: si dans „Revoir Paris“, le terroriste n’a pas de visage, c’est que le film s’intéresse avec empathie aux victimes et aux survivants – et qu’il donne aussi peu de „screen time“ que possible aux tueurs et à la haine.
Djinn tonique
Pour ce qu’il a lui-même désigné comme son „anti-Mad-Max“, George Miller se fait manifestement plaisir avec „Three Thousand Years of Longing“, un long-métrage aux multiples enchâssements narratifs. Ce procédé formel colle parfaitement au personnage d’Alithea, une narratologue solitaire (Tilda Swinton) qui participe à un congrès où elle défend une de ses thèses principales, à savoir que la fonction narrative des mythes suppléait jadis à des lacunes épistémiques qui n’en sont plus depuis les progrès des sciences dures, de façon à ce que l’utilité des vieux récits fondateurs et des divinités qui les peuplaient en est venue à être drastiquement diminuée.
Après qu’elle eut répété cette thèse pendant le congrès, des personnages surréels investiront le quotidien de la narratologue, comme si le monde où vivent les êtres de fiction était indigné qu’on lui ait prédit un déclin aussi inébranlable. Alithea refusera de croire en l’existence de ces êtres mythologiques – jusqu’au jour où elle libère un djinn d’une fiole, où il attendait depuis trois petits millénaires qu’on le fasse sortir afin de pouvoir exaucer trois vœux à sa sauveteuse.
Or, petit hic, cette dernière étant experte en l’étude des récits, elle sait très bien que ces trois vœux ne sont jamais exaucés de la manière dont on le souhaite, de sorte qu’elle refusera de les formuler, incitant plutôt le djinn, un peu comme Schéhérazade dans les 1001 nuits dont le film s’inspire manifestement, à raconter sa propre histoire, retardant ainsi l’instant fatidique où elle devra se faire exaucer ses souhaits les plus intimes.
C’est l’occasion, pour le djinn (Idris Elba), de raconter ses déboires parmi les êtres humains et surtout les femmes, dont il tombe amoureux trop facilement, et pour Miller de donner à voir de nombreuses analepses onéreuses et spectaculaires, qui constituent un bel hommage à l’art du récit – car peu importe le degré de vraisemblance des histoires et malgré le scepticisme de la narratologue invétérée, qui a vu du récit décliné à toutes les sauces et dans laquelle le critique ou le spectateur pourra se reconnaître, la magie opère, Miller nous faisant comprendre qu’arrive toujours un moment, dans un récit bien ficelé, où l’on veut y croire – c’est le fameux moment de la „suspension of disbelief“ dont parle Coleridge.
Ce n’est que vers la fin, un brin conventionnelle et décousue, où Miller abandonne les enchâssements sempiternels pour donner une conclusion plus classique, linéaire à son long-métrage, que le film, débarrassé de ses oripeaux esthétiques et narratifs, cesse de fonctionner – comme s’il était, en fin de compte, conscient de ses propres limites ou s’il voulait montrer au spectateur le désenchantement dès lors que la magie du tourbillon narratif a cessé d’opérer.
Traquenards postmodernes
On retrouve un recours au méta-cadre similaire dans „See How They Run“, qui s’inspire largement du pastiche postmoderne „Knives Out“ sans pour autant réussir à égaler la jouissive entreprise déconstructiviste de ce dernier. Alors qu’un réalisateur égocentrique (délicieusement détestable: Adrien Brody) cherche à adapter le fameux „Mousetrap“ d’Agatha Christie, joué depuis quasiment toujours (et encore de nos jours) dans le West End Theatre à Londres, l’assassinat de cet homme imbuvable vient perturber le projet d’adaptation filmique et semer la pagaille au milieu des comédiens et producteurs, puisqu’il s’avère vite que chacun avait au moins un motif pour se débarrasser du détestable Kopernick.
Pendant que Stoppard (Sam Rockwell), un inspecteur désabusé et alcoolo ayant été blessé lors de la Deuxième Guerre Mondiale, et sa naïve assistante Stalker (Saoirse Ronan) enquêtent sur le meurtre, Tom George s’évertue par tous les moyens à montrer qu’il ne prend pas au sérieux son film, ce dont bénéficient avant tout les acteurs et actrices, qui tirent leur épingle du jeu en s’en donnant à cœur joie – et il est vrai qu’on se laisse vite séduire par cette ambiance de film potache qui permet à Rockwell, Brody et Ronan de s’amuser – et de nous divertir – de façon assez brillante, ce à quoi les dialogues truffés d’ironie et de références (et l’onomastique) contribuent largement.
Si le film se veut malin et drôle – le nom de l’inspecteur fait référence à Tom Stoppard, l’auteur de la réécriture shakespearienne méta-théâtrale „Rosencrantz and Guildenstern are dead“ –, il l’est malheureusement un peu moins qu’il ne le pense, de sorte que les répliques, souvent drôles, les innombrables références, le jeu formel avec les cadrages, le brouillage des niveaux entre un texte, son adaptation théâtrale et sa mise en film, que tout cela s’essouffle un peu vite pour laisser place à une résolution bien trop conventionnelle et le constat que, alors que le postmodernisme avait jadis reproché au modernisme de s’être épuisé, comme l’écrivait John Barth dans „Lost in the Funhouse“, une certaine déclinaison de la forme postmoderne, elle, a fini par s’enliser dans des boucles méta-référentielles infinies et de se complaire tant dans son détournement ironique des formes narratives qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle n’a plus grand-chose à dire sur le monde dans lequel nous vivons.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können