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Mi-figue, mi-raisin

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Le nouveau film de Stéphane Brizé, «En guerre», présenté en sélection officielle à Cannes et sorti presque en même temps dans les salles luxembourgeoises, ne montre au final que trop bien le contraste entre les aspirations révolutionnaires qui mirent fin au Festival de Cannes il y a 50 ans et les compromis trop peu conséquents de cette mouture 2018.

Commençons par un petit retour en arrière (qu’on appellera ici selon son nom technique – analepse – en hommage à Gérard Genette, mort il y a quelques jours et qui fut le père de l’étude des techniques du récit). Le 17 mai 1968, au cours de la déclaration des états généraux du cinéma français à l’école de Vaugirard à Paris, l’on constate qu’une „infime minorité d’auteurs et de techniciens ont accès aux moyens de production“, que „pour toutes les catégories professionnelles du cinéma des changements décisifs s’imposent“ pour finir par en appeler à tous et à toutes de s’opposer à la continuation de cette 21e édition du Festival de Cannes. Le lendemain, après une conférence du Comité de défense de la Cinémathèque tenue à Cannes par François Truffaut et Jean-Luc Godard, les sympathies des cinéastes pour le mouvement révolutionnaire déclenchent des tensions jusqu’à ce qu’une bousculade mette fin à la projection du film «Peppermint Frappé». Le jour d’après, le festival est officiellement arrêté.

Comme l’écrit alors Michel Delahaye dans son compte rendu pour les Cahiers du cinéma, «c’est le festival lui-même, dans son esprit et son fonctionnement, qui est radicalement remis en cause», rajoutant quelques lignes plus tard que «rien ne pourra jamais se réformer, au sein d’une telle machine, si on ne commence pas par lui donner un sérieux coup d’arrêt».

Opérons à présent un saut en avant (appelé prolepse, en hommage toujours à Genette, dont la terminologie d’analyse fut souvent inspirée par son amour pour le cinéma). Le 15 et le 16 mai 2018, presque exactement cinquante ans plus tard, „Solo“, nouveau spin-off – et donc, nouveau rouage d’une machine à fric tellement à bout de souffle que c’en est peut-être déjà un hommage caché à Godard – de Star Wars est projeté au festival en dépit d’un métarécit qui le promet à des avenirs peu glorieux.

Se raconte en effet en coulisses que les premiers réalisateurs, Phil Lord et Christopher Miller, furent remerciés du projet à cause d’un traitement désinvolte du scénario qui fait pourtant partie de leur modus operandi, que le touche-à-tout sans âme ni style Ron Howard (responsable notamment du «Da Vinci Code») fut alors chargé de secourir le projet et que l’acteur principal, Alden Ehrenreich fut vite considéré comme acteur sans grand talent devant sa sélection au fait d’être un chouchou de Spielberg.

Le même jour, nous apprenons que la présidente du jury, Cate Blanchett, a choisi la nouvelle collection de lunettes de soleil Tom Ford pour s’afficher en public pendant le festival.

A bout de souffle?

En relisant l’historique des événements du Festival de Cannes de Mai 68 publié dans le numéro 203 des Cahiers du Cinéma, en revivant par le texte cet appel radical pour un nouveau cinéma (alors que des romanciers comme Robbe-Grillet créaient un nouveau roman) et en contrastant de tels appels avec ce paradoxal et inconséquent appel au renouveau sous lequel se veut écrit cette 71e mouture du festival, l’on se dit que l’on fait peut-être de son mieux à l’ère d’un néolibéralisme sans retour possible à un état d’innocence – mais que ça reste pourtant bien maigre.

Car si Thierry Frémeaux, le fameux délégué général du festival, parlait, pour cette édition, d’un renouvellement, qui se traduit par la mise en évidence d’un cinéma d’auteur en voie d’extinction, force est de constater qu’on est loin de cette remise en question radicale de 68 dont on fête aujourd’hui l’anniversaire comme on le ferait d’un vieillard un peu gâteux dont l’histoire des triomphes passés fait désormais un peu chier.

Car Cannes demeure un pot-pourri où le snobisme de haute gamme est plus qu’encouragé, où les accréditations des journalistes restent fortement hiérarchisées, où l’on donne certes une plate-forme à du cinéma d’auteur à qui les moyens de production échappent souvent et toujours – mais en montrant parallèlement du Star Wars. Où la guerre avec Netflix est ce qui s’approche peut-être le plus d’un esprit de révolte. Et où Tom Ford ne fait pas parler de lui en tant que cinéaste (talentueux, qui plus est) mais en tant que designer de lunettes de soleil (Blanchett porterait d’ailleurs des shades au nom infiniment poétique de TF0552_01B, ce que, par manque de curiosité pour la chose, nous n’avons pas été vérifier).

Un festival où donc l’on fait toute chose à moitié, de façon hésitante, inconséquente, comme en témoigne cet engagement trop réticent encore et trop tardif, comme l’a noté il y a quelques jours ma collègue Anne Schaaf, pour la cause féminine.

L’inconséquence et la victoire définitive du néolibéralisme s’observent d’ailleurs dans l’évolution récente de deux organes de presse ayant toujours fidèlement couvert le festival – à savoir les Inrockuptibles et Studio. Si les Inrockuptibles ont plusieurs fois changé de formule et de look et se trouvent dorénavant devant une rupture de convention collective qui postule le départ de 25 journalistes au maximum, Studio vient de publier le premier numéro d’un retoilettage que de mauvaises langues pourraient rapprocher d’une conception cannoise du cinéma: on ne sait plus toujours si on est en train de lire un magazine de cinéma ou si on feuillette une revue de mode.

Cravatars

Avec „En guerre“, on détient peut-être le film de la sélection officielle qui renoue le plus avec l’esprit de rébellion et de renouveau des années 68 tout en s’inscrivant dans le contexte brûlant d’une économie en crise (comme en vient de le voir pour les Inrocks) et d’une France partiellement en ébullition (nos deux journalistes ont pu en faire les frais en essayant d’arriver à Cannes en prenant le train). Car ce long métrage, qui marque une nouvelle collaboration du réalisateur Stéphane Brizé avec l’acteur Vincent Lindon après son précédent „La loi du marché“, évoque la lutte d’une centaine d’ouvriers devant faire face à un licenciement après que leur site est déclaré fermé par la société-mère allemande.
Petit hic qui attise encore la colère de ces futurs licenciés menés par un leader syndical féroce (un Vincent Lindon en grande forme), les salariés avaient, deux ans plus tôt, accepté de travailler plus pour gagner moins, l’entreprise leur ayant fait miroiter que c’était là le seul moyen pour elle de ne licencier personne. Le pacte ainsi conclu était censé durer cinq ans. Deuxième hic, l’entreprise qui ferme un site a néanmoins fait du bénéfice au cours de l’année écoulée – le syndicat ne comprend dès lors pas les raisons d’une telle fermeture. Mais comme l’explique aux ouvriers désemparés un cadre cynique, une marge de progression de 3,7 pour cent serait insuffisante. Insuffisante par rapport à quoi, interroge alors une avocate qui prend la défense des licenciés, affirmant que ces ouvriers ne veulent pas être des variables dans un calcul visant à principalement satisfaire les actionnaires.

Et le personnage incarné par Lindon de vitupérer, d’éructer, d’insulter, d’agacer, d’aboyer, bref de s’insurger contre les injustices, contre les mauvaises excuses, les apories, la rhétorique minable de ces avatars en cravates interchangeables, véritables cravatars donc, cadres médiocres au regard fuyant et au discours creux, tous laqués et rasés et tenant un discours atone, indifférent, calculé, mensonger. Ce sont là les moments les plus forts du film: quand les représentants syndicaux harassent les propriétaires des biens de production, comme disait l’autre, pour leur balancer à la figure les apories de leurs argumentations, la pauvreté de leur rhétorique.

Ce sont ces moments, pendant lesquels, pour peu que l’on conçoive les aberrations du marché, l’on a presque envie de balancer quelque chose à l’écran, tellement les discours tenus par les capitalistes sont mensongers et lâches, tellement le langage qu’ils ont inventé cache, sous des dehors d’affirmations de sympathie, un cynisme enrobé de bons sentiments, tellement on sait que toute victoire momentanément acquise par les salariés ne sera qu’un leurre pour mieux les tenir à l’écart.

Il faut voir se déresponsabiliser le patronat pour comprendre avec quel degré de lâcheté les forts de ce monde agissent. Les porte-parole qui se montrent au syndicat ne sont jamais les vrais responsables et disent ne pas avoir de pouvoir, quant aux vrais hommes de pouvoir, ils refusent de négocier ou ne serait-ce que se montrer, et quand les salariés refusent de partir, on dit aller à leur encontre – pour en fin de compte faire venir les CRS. Tout cela rappelle comment Rupert Murdoch avait réussi, pendant l’ère Thatcher et grâce à des subterfuges, à ne pas perdre une journée de production malgré une grève féroce des imprimeurs.

L’histoire, qui rappelle, dans le fond, beaucoup la pièce de théâtre „7 Minuten“ mise en scène en début de saison au Théâtre des Capucins par Carole Lorang, s’en détache pourtant sur la forme. Là où la révolte des onze ouvrières était minutieusement et soigneusement orchestrée par la metteure en scène, Brizé fait entourer Lindon d’un ensemble d’acteurs non-professionnels qui jouent leur propre rôle – et qui s’en sortent vraiment très bien – pour donner à son film la forme d’un documentaire.

Comme les syndiqués se crient souvent dessus, quand ils ne crient pas victoire ou à la gueule des encravatés, il en sort un (pas si) joyeux capharnaüm. Après deux films allemands récents très esthétisés sur le monde de l’usine et les affres de la délocalisation (le fantastique „Toni Erdmann“ et le très beau „In the Aisles“), force est de constater que ce réalisme social à la française est bien plus virulent: le film estomaque car il colle de très près au réel, même si son côté documentaire télévisuel frôle parfois la paresse formelle.
Petit bémol surtout, si la révolution du cinéma en 68, qui voulait accompagner la lutte des ouvriers, des réprimés et s’insurger contre ces capitalistes qui ont depuis connu des mutations darwinistes les faisant aujourd’hui trôner sur d’invincibles sommets, elle le voulait faire par un renouvellement des formes. Or, ici, le style documentaire reste dans le miroitement, la transposition, une documentarité révoltante qui ne réussit pas à faire preuve de fantaisie sémantique et formelle. Car c’est dans ces moments de folle révolution esthétique que le cinéma devient plus qu’un simple constat, plus qu’un percutant relevé des symptômes de ce qui, dans notre société, ne va plus.