La compétition avait connu une première partie tellement éblouissante, avec les mirobolants „Les filles d’Olfa“, „The Zone of Interest“, „Les herbes sèches“ ou encore „Anatomie d’une chute“ qu’on avait commencé à prendre en pitié le jury: avec Wes Anderson, Nanni Moretti, Alice Rohrwacher, Mario Bellocchio ou encore Wim Wenders et Ken Loach à suivre, comment allaient-ils faire pour choisir? Heureusement, Wes Anderson est là pour les aider, puisque son „Asteroid City“, sans être foncièrement mauvais, est en fin de compte l’un de ses long-métrages les plus décevants de la compétition.
Pourtant, après son „French Dispatch“, en compétition à Cannes en 2021, sorte d’hommage aux débuts du New Yorker qui avait pour fonction, avec ses court-métrages enchâssés, d’être une sorte de film-somme subsumant l’œuvre andersonienne, les couleurs criardes d’„Asteroid City“ tout comme sa bande-annonce loufoque étaient d’autant plus prometteurs que cette excursion d’Anderson dans la sci-fi aurait pu s’inscrire dans ses expérimentations de genre tels „Fantastic Mr. Fox“ ou „Isle of Dogs“ – et que le casting, long comme le bras, était des plus alléchants, des rodés de l’univers loufoque du réalisateur comme Edward Norton, Adrien Brody, Jason Schwartzman y côtoyant des initiés récents comme Scarlett Johansson et des nouveaux venus comme Margot Robbie ou Tom Hanks.
Et tout commence comme on peut s’y attendre, avec un récit-cadre racontant l’histoire d’une pièce de théâtre, „Asteroid City“, qui se focalisera, en une esthétique noir et blanc léchée, sur l’histoire de son auteur, de son metteur en scène et de son acteur principal qui, à un moment tardif du film, avoue qu’il n’a toujours pas compris la pièce, à quoi le metteur en scène lui répondra que ça n’est pas bien grave – l’essentiel, c’est de continuer à la raconter, l’histoire.
Ce récit-cadre, sorte de Verfremdungseffekt brechtien tout autant qu’une volonté en somme très postmoderne de multiplier les ontologies, permet des effets d’aller-retour et de contaminations métaleptiques du récit par son cadre, comme quand Bryan Cranston, dans le rôle du narrateur, se retrouve tout d’un coup dans la fiction et se demande s’il y a sa place, constatant qu’en effet, non, il ne devrait pas vraiment y être.
Il a surtout comme fonction de bien souligner la fictionnalité du monde d’„Asteroid City“ dans lequel, une fois tous les effets d’aliénation – le récit-cadre, le jeu du „who is who“ dans le casting – passés, l’on peut donc enfin plonger, l’univers du film cherchant tout au long à se dérober, cachant son peu de substance narratif sous les couches de ces jeux formels métafilmiques.
De retour à un vrai film après les vignettes, certes réussies, du „French Dispatch“, qui étaient comme autant de cartes postales d’Andersonie, le récit autour de cette ville imaginaire, plantée en plein désert américain et qui connut une affluence touristico-scientifique après qu’un astéroïde y chuta, réunit toute une panoplie de personnages pour une convention scientifique, dont Augie Steenbeck (Jason Schwartzman), un père de famille qui ne sait comment annoncer la mort de leur mère à ses trois filles et son fils surdoué, l’actrice au method acting ambigu Midge Campbell (Scarlett Johansson) ainsi que plein d’autres personnages dont on a parfois l’impression qu’ils sont juste là pour donner quelques lignes aux acteurs et actrices célèbres qui parsèment le film.
Toute cette belle brochette de persos excentriques est mis en quarantaine quand débarque une soucoupe volante dont sort un extraterrestre squelettique qui vole la météorite ayant fait le succès de la petite ville désertique, déclenchant la panique dans les couloirs du pouvoir décisionnaire.
Le problème n’est pas tant que le film manque de trouvailles. Au contraire, c’est comme avec les grands noms de l’affiche: il y en a simplement trop, de sorte que l’on se perd dans la profusion d’insiders, de clins d’œil – à son propre univers, aux acteurs fétiches, à son art du récit, à son esthétique. Ainsi „Asteroid City“ ressemble plutôt à une excursion – certes drôle, pertinente et esthétiquement imparable dans la tête du réalisateur – qu’à un long-métrage abouti.
Comme Woodrow, le fils d’Augie Steenbeck, „Asteroid City“ est „too clever for its own good“ – et s’il y a des scènes très réussies, si l’humour et l’incongruité d’Anderson, porté par des acteurs et actrices de talent, fait mouche, le film se condense dans cette apparition, pendant 20 secondes, d’un extraterrestre qui ne dit mot et pour lequel il fallait donc Jeff Goldblum pour l’incarner sans que cela ne se justifie (là où, par exemple, Alain Chabat en rat dans „Fumer fait tousser“ chez Dupieux faisait sens): la dépense en gags, en talents et en idées ne sert pas le contenu du film – il sert à cacher qu’il n’y en a guère, de contenu.
De la subversion du stoïque
Ce qui relie peut-être „Asteroid City“ et „Les feuilles mortes“ (à ne pas confondre avec „Les herbes sèches“, autre film en compétition) et qui marque aussi leur différence, c’est la façon dont ils introduisent, en arrière-fond de films a priori drôles, la guerre: dans „Asteroid City“, qui se déroule en 1955, la menace d’une guerre nucléaire plane, qui laisse pourtant indifférents les personnages habitués aux tests nucléaires et ses champis nucléaires venant comme décorer un ciel limpide.
Chez Kaurismäki, c’est par le poste de radio – comme Anderson, Kaurismäki recourt ici à un archaïsme, mais que le réalisateur charge d’une symbolique politique actuelle, comme pour dire que peu importe à quelle époque, il y a toujours la guerre, quelque part – que l’actualité en Ukraine se fore un chemin jusque dans l’intimité des deux personnages. Et si la guerre est ici, comme chez Anderson, un bruit d’arrière-fond, on sent que ça les touche, les personnages, que ça les impacte et les soucie malgré le peu de cas qu’ils font de leurs émotions qu’ils gardent bien enfermées au fond de leurs enveloppes corporelles. Quand ça finit par déborder, c’est par truismes – „maudite guerre“, dira Ansa, parce qu’il n’y a, peut-être, rien d’autre à en dire. Mais on sait que Kaurismäki est un des rares à trouver de la poésie au fond du plus grand des lieux communs.
Alors qu’il avait envisagé d’arrêter le cinéma pour enfin pouvoir commencer à vivre sa vie, le réalisateur finlandais Aki Kaurismäki retourne à 60 ans en compétition à Cannes pour un 18e court-métrage qu’il désigne lui-même comme sa version d’une comédie romantique qui constituerait, de surcroît, le volet perdu de sa „Trilogie du prolétariat“ que forment „Ombres au paradis“, „Ariel“ et „La fille aux allumettes“.
Et malgré le ton comme toujours pince sans rire et la froideur affichée de ses personnages, souvent aussi expressifs qu’un fonctionnaire d’Etat au „Biergercenter“, il sera question, das „Les feuilles mortes“, d’amour et d’exploitation, d’un monde de plus en plus déshumanisé où l’amour – de l’autre, du cinéma – constitue un des seuls espoirs qui nous restent.
Elle, c’est Ansa (Alma Pöysti), qui travaille dans un supermarché jusqu’au jour où on contrôle sans sac et découvre qu’elle a volé un sandwich, certes périmé et donc invendable. „Ça doit aller à la poubelle“, lui explique son supérieur hiérarchique. Et Ansa de répondre, stoïque: „Alors moi aussi.“
C’est une scène-clé du film, qui condense toute la connerie d’un système où les hommes sont devenus de purs exécuteurs d’ordres, aussi absurdes qu’ils soient, remplaçables par des robots car déjà robotisés depuis des lustres, mais qui, par le fait que les deux coéquipières d’Ansa se montrent solidaires – quand le préposé dit à sa collègue qu’elle n’est pas virée, elle murmura un „c’est ce qu’on verra“ drôlement courageux – en devient tout d’un coup touchante.
Et lui, c’est Holappa (Jussi Vatanen), un habitué des chantiers qui boit mécaniquement et qui dépense moitié de son énergie à trouver où plaquer sa flasque ou bouteille pour pouvoir picoler au taf. S’il boit, c’est parce qu’il est dépressif, et s’il est dépressif, c’est qu’il boit trop, explique-t-il à son unique ami qui, un jour, l’amène au karaoké. Même s’il lui dit qu’„un dur, ça ne chante pas“ (à quoi son ami rétorquera qu’il est tout sauf un dur), il l’accompagne et y aperçoit Ansa. Trop timide, il n’ose pas l’aborder.
Cette dernière accepte un poste de plongeuse dans un bar géré par un patron dealeur qui se fait arrêter par la police un beau matin, de sorte qu’il n’a pas pu payer sa nouvelle employée. Coup de bol, alors que les flics le menottent avant de l’embarquer dans leur voiture, l’événement attire les regards, dont celui de Holappa, qu’elle retrouve avec un bonheur bien dissimulé dans le bleu de son regard.
Elle accepte d’aller avec lui au cinéma et ils vont voir „The Dead Don’t Die“, dont elle dit, avec une impassibilité impressionnante, au moment de sortir, alors que deux autres spectateurs comparent le film zombie de Jarmusch à Bresson et Godard (hilarité générale dans la salle), qu’elle n’a jamais autant ri de sa vie.
Ils se promettent de se retrouver, ce qu’ils feront au bout de maintes embûches qui en effet s’inclinent narrativement devant le genre de la comédie romantique, dont Kaurismäki reprend des tropes tout en parlant, au fond, d’êtres broyés par les boulots idiots, la pauvreté et le chômage, pour lesquels ils trouvent – lui, surtout – un remède au fond de la bouteille de gnôle puis dans les bras l’un de l’autre. Les aident aussi, pour traverser l’enfer du néolibéralisme, le cinéma, dont le film est truffé de références, la musique et le stoïcisme.
Avec son sens de l’understatement, où l’impassibilité des traits se double de celle des dialogues, précis, tranchants et drôles, un sens de l’esthétique qui ne tourne pas à vide comme dans „Asteroid City“, Kaurismäki livre ici un chef-d’œuvre court, sec et poignant, qui donne envie de se replonger dans toute sa brillante filmographie.
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