Il y a, dans „Il Rapito“, une scène autant emplie de pathos qu’elle fait preuve d’une détermination impressionnante, qui résume bien cette facilité avec laquelle certains, que ce soit à un niveau individuel („Club Zero“) ou grâce au support d’une institution tentaculaire comme l’église catholique au 19e siècle („Il Rapito“), parviennent à (re)conditionner de jeunes humains à la façon de chiens de Pavlov, facilité qui est au centre des deux long-métrages de Bellocchio et Hausner. Alors que la mère est allongée sur son lit de mort, son fils, dont on peut initialement penser que sa présence signale une sorte de retour du fils prodige après des années de lavage de cerveau qui ont fait du petit garçon juif un catholique fervent, essaie de baptiser sa mère mourante pour „la sauver“ – de quoi, a-t-on envie de lui demander.
Et la mère, dans un dernier déploiement de forces, de s’emparer du flacon d’eau dans une scène qui est une sorte d’exorcisme à l’envers et qui résume tout le mélodrame du long-métrage de Bellocchio, au centre duquel se trouve la résistance – filmique, individuelle – au fanatisme là où la froideur clinique du film de Hausner se fait au contraire la chambre de résonance de la détermination de ses personnages à sombrer corps (pour ce qu’il en reste) et âme avec leur enseignante.
Après „Little Joe“, un thriller sur la manipulation génétique, Jessica Hausner retourne en compétition à Cannes avec „Club Zero“, une fable dystopique au centre de laquelle se trouve une école privée pour les très aisés. Le comité des parents d’élèves vient de voter l’introduction d’une nouvelle enseignante, Miss Novak (Mia Wasikowska), pionnière de l’alimentation consciencieuse, assez rusée par ailleurs dans l’exploitation de ce filon pour avoir commercialisé un thé sur la boîte duquel figure son visage.
Le film s’ouvre sur le premier cours de la professeure, qui demande à chacun des élèves ce qu’il ou elle s’imagine sous cette dénomination encore mystérieuse, ésotérique. L’une répond qu’elle espère qu’une telle pratique pourra s’inscrire dans son projet d’une vie plus écologique, une autre veut débarrasser son corps de toxines, un dernier, boursier, donc le plus pauvre d’eux tous, cherche juste à obtenir des points en vue de sa bourse.
Appliquant les préceptes de leur étrange enseignante-gourou, l’on voit alors des jeunes découper avec lenteur des légumes dans leurs assiettes puis approcher au ralenti la nourriture de leur bouche, qu’ils mastiquent avec la vitesse d’un escargot sous Xanax, le tout filmé dans les tons d’un Wes Anderson, mais avec l’étrangeté situationnelle d’un David Lynch.
Alors que Hausner se penche sur la vie de ses jeunes aussi gâtés que négligés par des parents qui estiment que le luxe et le confort savent très bien remplacer un manque d’affection et d’intérêt parentaux, l’on saisit peu à peu que cette adepte de l’autophagie qui est persuadée que moins on mange, plus on se porte mieux à tous les niveaux, poursuit d’autres buts, suggérant d’abord implicitement puis de plus en plus explicitement que ne rien manger du tout pourrait mener à une épiphanie ultime.
Un film autophage?
Si Hausner s’approche, dans l’esquisse de ses personnages d’adultes excentriques, d’un Wes Anderson, force est de constater que les traits sont souvent quelque peu grossis et que, là où la caricature fonctionne (souvent) chez Anderson grâce à la grande bienveillance du réalisateur envers ces personnages, Hausner les condamne unilatéralement. Il y a ce père dépassé qui cherche à forcer de la saucisse dans la bouche de sa fille, il y a cette mère qui paraît secrètement admirative devant sa fille qui a cessé de s’alimenter, il y a les parents, bien dégueu, qui se bronzent au Ghana et essaient de dissuader à tout prix leurs fils Fred de venir les retrouver.
C’est dans le comportement de parents indifférents, égocentriques que Hausner cherche la raison pour laquelle ces jeunes succombent à leur enseignante manipulatrice – mais en montrant que même le jeune Ben, pourtant issu d’un milieu modeste et dont la mère est sincèrement inquiète, tombe peu à peu dans le piège rhétorique de Miss Novak, la réalisatrice sacrifie sa critique sociétale à une parabole plus universelle sur le pouvoir et la manipulation.
Fable sur le fanatisme, le lavage de cerveau et l’autoritarisme, analyse des dérives des modes d’alimentation alternatifs, portrait hyperbolique d’ados mal dans leur peau qui cherchent à le faire disparaître, ce corps, description d’un monde bourgeois qui ne sait plus à quel saint se vouer pour tromper l’ennui mortel de leurs existences aussi luxueuses que soporifiques et d’un capitalisme tardif tellement blasé qu’on peut désormais lui vendre de la mort, du moment qu’il s’agit d’un produit en phase avec les préceptes ésotériques du développement personnel, „Club Zero“ est, à l’heure où l’on écrit ces lignes, un des malaimés de la compétition officielle tant la critique a du mal avec ce long-métrage où le formalisme maîtrisé d’un Michael Haneke, avec qui Hausner a travaillé, rencontre l’esthétique d’un Wes Anderson pour une allégorie presque orwellienne sur les dérives de l’autoritarisme.
S’il est vrai que le vide des personnages contamine parfois le film – si l’on comprend par exemple que le personnage de Miss Novak doit être une sorte de coquille vide dénuée de tout état d’âme et de psychologie, il est un peu dommage qu’on n’ait pas donné à Mia Wasikowski l’occasion de l’exploiter plus en avant, ce personnage – et que „Club Zero“ frôle parfois l’autophagie, sa propre esthétique du vide menaçant de le dévorer, le film ne méritait certainement pas tant de haine.
Circoncire le pape
Chez Bellocchio, de retour à Cannes après y avoir présenté sa série „Esterno notte“ l’année dernière, le fanatisme est plus orchestré, plus visible, moins insidieux – c’est qu’au milieu du 19e siècle, en Europe occidentale, il était encore légitime de manipuler des gens au vu et au su de tous, tout du moins quand on était, comme Pie IX, à la tête de l’église catholique. „Il Rapito“ raconte donc comment le jeune Edgardo Mortaro, issu d’une famille juive, se fait en douceur baptiser par sa nounou puis enlever par des sbires de l’église catholique, sous prétexte que le jeune, baptisé, aurait changé de religion.
Le film déploie dès lors deux fils narratifs – d’un côté, le lavage de cerveau déguisé en éducation pieuse du jeune Edgardo et, de l’autre côté, les efforts déployés par la famille du jeune enfant pour récupérer leur enfant, la communauté juive réussissant à alerter l’opinion internationale, qui mettra (en vain) la pression sur le Vatican. Mais ce dernier ne peut jamais ployer puisque ces agissements sont commandités par Dieu même et donc infaillibles, aussi cruels et antisémites qu’ils fussent – c’est ce qu’un Pie IX machiavélique, campé avec brio par Paolo Pierobon.
Mise en scène lourde de pathos quoique fort maîtrisée, énième film historique sur les abus de pouvoir et le fanatisme, „Il Rapito“ est sauvé par le talent d’un Mario Bellocchio qui sait agencer son récit et qui réussit quelques pépites scéniques qui le sauvent du mélodrame, comme celle, poignante, où le père réalise que la lutte pour la libération de son fils, qui échoue en justice, importait surtout à ses alliés en ce que le procès, quoique perdu, marquait une victoire symbolique dans le soulèvement contre l’église – et le père de réaliser que son chagrin, intime, est considéré, même par ceux qu’il pensait être de son côté, comme un dommage collatéral.
Ou encore celle, drôle, qui filme l’un des cauchemars paranos de Pie IX, où le pape voit en rêve des rabbins l’encercler autour de son lit pour le circoncire de force, scène assez hilarante qui déconstruit avec candeur et malice un personnage de tyran et qui renvoie, dans cette compétition où de tels raccourcis historiques sont autorisés, au singeries aussi grotesques que flippantes du Henry VIII de Jude Law.
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