L’Adamant, un centre de jour qui flotte sur une Seine dont la caméra filme l’incessant scintillement, donne toujours un peu l’impression d’être sur le point de débarquer – alors même que c’est un endroit bien arrimé, qui sert de repère à ceux qui, souffrant de maladies mentales, viennent y passer des journées que leur personnel, luttant contre la déshumanisation et la pathologisation outrancière de leurs visiteurs, viennent égayer autant que faire se peut. C’est là que le documentariste Nicolas Philibert pose sa caméra, filmant avec patience, sens du détail et sans jugement aucun le quotidien de ceux qui y ont trouvé un havre de paix au milieu d’un quotidien souvent lesté par leurs troubles.
Le problème de la présence unique d’un documentaire en compétition est que les critères d’évaluation pour ce genre sont bien différents, que la comparaison avec les autres films, du coup, s’avère difficile, voire impossible – la singularité de „Sur l’adamant“ pourrait être un atout, mais risque avant tout d’être un défaut.
C’est d’autant plus dommage puisque, malgré l’impression que le film, narrativement, aurait gagné à être un peu plus structuré, moins diffus, „Sur l’adamant“ comporte des scènes très touchantes, où Philibert, loin de tout voyeurisme et de misérabilisme, des risques pourtant inhérents à ce genre d’entreprise, esquisse le portrait de personnes marginales souvent très conscientes de leur propre position dans la société, qui parlent à la caméra sur un ton désespéré et lucide – l’un confie sans l’enjoliver ni tergiversations au réalisateur être plus que conscient de sa propre condition, un autre explique le fond de sa pensée artistique et créative – quand on ne les voit pas passer leur temps dans ce centre d’accueil qui, sans juger, leur donne l’espace et la liberté que le monde souvent leur refuse.
Devenir un artiste ou sauver le monde?
Si la présence de deux films d’animation peut décontenancer, cet apport est en fin de compte à saluer, tout d’abord parce qu’on sait ou devrait savoir que, depuis au moins „Princesse Mononoké“ ou „Ghost in the Shell“, les films d’animation et leurs personnages n’ont rien à envier aux long-métrages avec des acteurs en chair et en os, ensuite parce que, tout simplement, „Art College 1994“ et „Suzume“ sont deux films qui ont toute leur place dans la compétition.
Si les deux films s’intéressent à des personnages de jeunes lycéens ou étudiants, ils sont on ne peut plus différents dans leur angle d’approche, leur esthétique et l’histoire qu’ils racontent: alors que la jeune Suzume, qui vit avec sa tante depuis la mort prématurée de sa mère, se fera embarquer dans une histoire emprunte de fantastique autour de portails vers d’autres mondes dont surgit sans cesse un gigantesque ver de terre déclenchant des tremblements de terre ravageurs, le quotidien des étudiants en art est autrement plus prosaïque, dont les ennemis, plutôt que des énormes vers, sont des artistes concurrents, des profs qui les enjoignent à rejeter les révolutions esthétiques occidentales pour se plier aux grands maîtres de la tradition chinoise ou encore les propres incertitudes et doutes.
Un rival qui macère un tableau, des jeunes filles inscrites en musique qui les invitent au rencard d’un prétendant aussi riche qu’ennuyeux, des réflexions autour de l’art – les chefs-d’œuvre sont-ils de façon intrinsèque des œuvres de génie ou le deviennent-ils parce que, précisément, tout le monde les désigne comme tels, se demandent de façon tautologique les deux étudiants Xiaojun et Rabbit, les deux personnages satellitaires autour desquels toute une constellation de jeunes étudiants virevolte: si „Art College 1994“ réussit à brosser le portrait fragmentaire d’une jeune génération dont l’avenir est encore incertain, le film de Liu Jian trouvera pourtant ses limites au fur et à mesure qu’il avance et qu’il nous donne l’impression de quelque peu tourner en rond.
Car au-delà des interrogations sur l’archaïsme de l’art traditionnel chinois et une certaine perplexité un peu simpliste par rapport au ready-made (du genre si ça c’est de l’art, notre petite chambre estudiantine en regorge, d’installations trépidantes), le film de Liu Jian, pourtant esthétiquement convaincant, manque un peu trop de profondeur pour légitimer sa véritable absence de trame, même si son portrait générationnel reste à tout temps pertinent.
Suzume a des soucis bien plus graves qu’une toile déchirée: après avoir vécu une sorte de coup de foudre en rencontrant un jeune homme qui l’aborde pour lui demander l’emplacement de vieilles ruines non loin de la ville, elle abandonne ses camarades d’école pour partir à la recherche du bel inconnu, s’embarquant alors dans une aventure épique lors de laquelle rien de moins que le sort du Japon entier sera entre ses mains.
Car si cette région est tant taraudée par les tremblements de terre, c’est qu’il y a un peu partout des portails vers un autre monde, monde d’où une sorte de ver phallique n’a de cesse de sortir pour s’écraser de tout son poids de sexe turgescent sur la région. Souta, le jeune homme en question, s’avère être un closer, dont la mission est de les maintenir fermés, ces portails – ce à quoi on peut aboutir de façon définitive grâce à des pierres spéciales, dont une se transforme, au début du film, en petit chat d’apparence mignonne mais de caractère diabolique, qui enferme l’âme de Souta dans une chaise d’enfant bancale.
Bravant l’interdit de sa tente, Suzume se met à la poursuite du petit chaton – si elle le retrouve, c’est grâce à des photos sur les réseaux sociaux, les vidéos de ce chat pas comme les autre étant vite devenues virales – en compagnie d’une chaise claudicante, faisant en cours de route de ce road movie, mainte rencontre touchante.
Si Suzume convainc, c’est d’abord par le souci de son dessin, qui rappelle des grands jeux de rôle japonais comme „Final Fantasy“, nous plongeant dans un monde d’animation de toute beauté, dans lequel on s’immerge avec un tel plaisir qu’on regretterait presque de le délaisser à la fin. Ensuite, l’aventure picaresque, pleine de rebondissements, est palpitante – au milieu de tous ces films où il ne se passe rien ou presque, où tout le monde ou presque est dépressif, il est réjouissant de voir un tel appétit de vie, alors même que les personnages du film de Shinkain sont loin de tous mener des vies simples.
Enfin, Suzume est évidemment aussi une allégorie écologique – et les relations entre les personnages, malgré certaines niaiseries (voulues), sont véritablement touchantes, qui parlent de deuil, d’angoisses et de consolation (im)possible.
Nos favoris
Après qu’on s’est tapé tous les 19 films de la compétition (qu’on a aussi tous recensés pour vous), voici nos cinq (bon, il y en a six, en vrai) favoris, dont on aimerait bien qu’ils remportent quelque chose ce soir, lors de la remise des prix. Rendez-vous ici lundi matin pour un bilan et une analyse du palmarès de cette Berlinale.
1. „Roter Himmel“ de Christian Petzold
2. „Disco Boy“ de Giacomo Abbruzzese
3. „Totem de Lila Avilés“ et „20.000 especies de abejas“ d’Estibaliz Urresola Solaguren (ex aequo)
4. „The Survival of Kindness“ de Rolf de Heer
5. „Suzume“ de Makoto Shinkain
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