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LittératureUn monde de silhouettes: „Le voyant d’Étampes“ d’Abel Quentin

Littérature / Un monde de silhouettes: „Le voyant d’Étampes“ d’Abel Quentin

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Couronné par le prix de Flore 2021, le deuxième roman d’Abel Quentin est un roman à la fois terriblement hilarant et sombre sur le wokisme qui décrit une société pris par l’urgence de se débarrasser des vieux coupables et qui, faisant fi de toute nuance, crée des hommes de paille qu’elle s’empresse de brûler. Nous mettant dans la peau d’un vieil académicien gauchiste et alcoolique qui se trouve accusé d’appropriation culturelle, „Le Voyant d’Étampes“ est un livre-piège bien plus nuancé qu’il n’y paraît, qui expose avec subtilité les enjeux et enlisements de certains discours actuels.

Jean Roscoff est un sexagénaire à la retraite, un universitaire que la poisse et l’arrogance ont malmené plus d’une fois, un poivrot de comptoir qui déchire des sous-bocks dans un troquet en grommelant dans sa barbe de longs monologues où il prend sa revanche sur une société contemporaine qu’il ne comprend plus – et qu’il n’a d’ailleurs jamais pris la peine de comprendre, préférant descendre des Gin Tonic jusqu’à ce qu’ébriété et amnésie s’ensuivent.

Son dada, c’est le communisme américain, sujet qu’il est un des premiers à défricher, puisque le parti communiste américain ne connut jamais d’heure de gloire dans un pays où la chasse aux sorcières du maccarthysme en découragea plus d’un de dire haut et fort son adhésion idéologique.

Précisément, dans un premier livre censé porter aux nues sa carrière de jeune académicien entachée par un directeur de thèse qui a retourné sa veste et commencé à fricoter avec les négationnistes et autres révisionnistes, il prend la défense du couple Rosenberg, incriminé d’avoir été des espions soviétiques puis cramé sur la chaise électrique, démontrant qu’il s’agissait là de l’une des plus criantes injustices des plus folles dérives du maccarthysme.

Sauf que, quelques jours à peine après la publication de son livre, voilà qu’un rapport vient démontrer que le couple Rosenberg travailla bien pour les services secrets soviétiques – ce qui ne justifie certes en aucun point sa condamnation à mort mais ruine l’ouvrage de Roscoff, dont le propos devient désuet 72 heures après sa publication.

S’enfonçant de plus en plus dans l’alcool pour fuir la réalité d’une carrière ratée, il finit par se faire larguer par sa femme Agnès, son grand amour. Quant à sa fille Léonie, lesbienne, si celle-ci reste fidèle au poste, depuis peu, elle a une nouvelle copine militante, qui ne rechigne pas à s’en prendre à la vieille garde à laquelle appartient son père.

Même si celui-ci avance (à de très nombreuses reprises) qu’il a „fait la marche des Beurs“ en entonnant des slogans tels „Nous sommes tous des enfants d’immigrés“, Jeanne ne s’en laisse pas conter, qui lui répond dès l’incipit que de telles affirmations ne sont plus, mais alors plus du tout dans l’aire du temps: „Vous pensez vraiment que vous pouvez ressentir le dixième de ce que ressent un immigré? Vous ne pensez pas qu’il était temps de les laisser parler, les ‚enfants d’immigrés’?“

Evidemment, Jean Roscoff, qui se pense à l’abri de toutes accusations à cause de ses engagements passés, ne fait pas dans la dentelle, qui dit d’emblée que la nouvelle copine de sa fille le „faisait penser à une puritaine qui aurait vécu dans l’Iowa, disons, en 1986“. Son regard de vieux mâle blanc alcoolique, cynique et, disons-le, un peu houellebecquien cache mal une façon de s’abriter des accrocs du monde extérieur – c’est, évidemment, une fugue un peu lâche et quand, lors d’un repas de Noël, il se voit offrir „Le guide du bon allié antiraciste, petit manuel d’une afrodescendante à l’usage de ses amis blancs“ d’Aminata Diao, il entrevoit, avec Jeanne, „les bases d’une relation piquante, faite de taquineries et de passes d’armes politiques. (…) Pourquoi pas? Au prochain Noël, si elle est encore dans le paysage, je lui rendrai la monnaie de sa pièce, je lui offrirai ‚La Fabrique du crétin digital’, ou la biographie de John Wayne.“

Hélas, bientôt, Jean Roscoff ne fera plus que rire jaune: afin d’échapper à ses penchants éthyliques et renouer avec un sujet qui, malgré la malchance (et un certain aveuglement idéologique) dont il fit l’expérience quand il en explora les dessous, le fascine, il s’intéresse à la vie de Robert Willow, un poète obscur, un communiste qui quitta les Etats-Unis au milieu du 20e siècle, fuyant le climat délétère de son pays pour rejoindre Paris, où il fréquentera Sartre avant de se distancier du parti communiste une fois que le rapport de Khrouchtchev en eut montré les horreurs, abandonnant la fiévreuse capitale pour rejoindre Étampes, où il écrira en français des sortes de poèmes mystiques proche d’un Péguy avant de mourir tragiquement dans un accident de voiture.

„Par la grâce de la polémique“

Souhaitant réhabiliter l’obscur poète, qui était „comme un de ces éternels troisièmes rôles qui passent une tête, le temps de quelques répliques, dans les grands films de leur temps“, il écrit un essai, trouve un petit éditeur et s’attend à un succès d’estime. A la présentation du livre dans un bar du dix-neuvième, où il habite, c’est la séance de question-réponse qui tournera au vinaigre, puisqu’on lui fait savoir qu’il a quelque peu omis de préciser que Willow fut un poète noir.

Le truc, c’est qu’il ne l’a pas omis – il a juste voulu lire Robert Willow sous l’aune de son engagement communiste et sous la loupe de sa poésie. Mais en faisant une quasi-abstraction de la couleur de la peau de Willow, il a commis le péché de l’appropriation culturelle, terme qu’il ne connaissait pas, lui qui s’était retiré des combats récents de la gauche. Car peut-on faire abstraction de cet aspect, surtout quand on est un mâle blanc? D’ailleurs, le mâle blanc peut-il encore dire quoi que ce soit à ce sujet? C’est alors un véritable torrent de merde qui se déclenche, torrent qui se contente d’abord d’être digital pour ensuite se manifester devant sa maison, jusqu’à ce que Roscoff, qui essaiera de s’expliquer sur une station radio matinale, dira que c’est à un véritable lynchage qu’il a affaire.

Mais là encore, on ne la lui fera pas passer, l’expression. Lynchage, vraiment? Qu’en sait-il, alors que d’autres durent en faire l’expérience pour de vrai parce qu’ils avaient une couleur de peau différente de celle de Roscoff: bienvenue dans un monde où tout discours est miné au point qu’une simple métaphore réifiée (et peut-être un brin maladroite) se trouve chargée de polémique. Toutes ces questions, Roscoff – et son créateur Quentin – comprennent tout à fait la nécessité de se les poser. Roscoff se renseigne, se documente, apprend, essaie de rattraper son retard sur les débats. Mais rien n’y fera, il est trop tard, la machinerie est engagée, des têtes sont à couper, surtout la sienne, et les réseaux sociaux, où chacun ne discute qu’entre siens et où chacun se contente donc d’enfoncer des portes ouvertes, n’aident pas à nuancer les choses.

Il y a une scène-clé dans ce roman engagé, bien plus nuancé qu’il n’y paraît, qui n’est ni une condamnation totale, ni un éloge du wokisme, qui, donnant toute sa place à un narrateur mâle blanc (en cela, il a tout bon, puisqu’il ne présume pas se mettre dans la peau d’un Noir ou d’une femme), montre à la fois les travers d’une pensée dépassée par l’actualité et les travers d’une intersectionnalité qui avance trop souvent par manichéismes ou s’empêtre dans d’incompréhensibles contradictions – ainsi, Roscoff reste-t-il perplexe quand il apprend que Diao, féministe engagée, a signé une pétition contre la pénalisation du harcèlement de rue parce qu’elle estime qu’„une telle mesure stigmatise les populations qui l’occupent, lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées“.

Dans cette scène, il décrit Albert Camus, debout dans la salle Pleyel, où l’on discute de la guerre froide et de l’engagement idéologique à adopter. Camus y parle d’un monde „desséché par la haine“, précise que son siècle „est celui de la polémique et de l’insulte“ (qu’aurait-il dit du nôtre?) avant de se lancer dans une réflexion des plus lucides, qui résume à elle tout ce qui, selon Roscoff, ne fonctionne pas en ce monde.

„Mais quel est le mécanisme de la polémique“, demande Camus. „Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, par le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais pas la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi les hommes, mais dans un monde de silhouettes.“

Dans „Le voyant d’Étampes“, roman d’une densité et d’une complexité impressionnantes, qui nous montre avec tendresse et avec empathie les errances d’un homme et les errances de jeunes qui ne savent plus comment en découdre avec les boomers responsables des travers de la société dans laquelle ils sont nés et qui refusent le dialogue et la négociation, Abel Quentin démontre que ce qui risque, dans tous ces débats, de venir à nous manquer, c’est non seulement la nuance, mais aussi l’empathie – car c’est l’empathie, cette capacité de nous mettre, comme le dit une expression que fustigeraient aussi les ennemis de Roscoff, dans la peau d’un autre, de le comprendre, de ressentir avec lui, c’est cette capacité unique de la fiction qui est ainsi peu à peu niée et qui risque de passer à son tour, comme le dit l’incipit de ce livre, à la moulinette d’une époque qui perd peu à peu les pédales. C’est un livre franchement déprimant, très drôle (on pense parfois, quand il s’en prend au milieu éditorial, à William Styron) et terriblement important.

Info

„Le Voyant d’Etampes“, Abel Quentin. Ed. de l’Observatoire, Prix Maison rouge de Biarritz 2021, prix Flore 2021