Au tout début, un homme apparaît sur scène, installé sur une sorte de tabouret qui s’avérera être un amplificateur, devant un petit étang. Sur un écran en haut, à l’intérieur de ce qui paraît être une cabane en bois, apparaissent un vieil homme alité, sous perfusion, et un pigeon encagé. Soudain, l’homme s’anime, le rideau se lève et la scène s’éclaire, montrant une clairière au milieu d’une forêt et six cabanes en bien piteux état qui l’encerclent.
Comme dans le triptyque Don De Lillo de Julien Gosselin, l’on comprend vite que la chambre qu’on vient d’apercevoir sur l’écran en haut n’est autre que l’intérieur d’une des six cabanes en bas, la pièce enchevêtrant théâtre et captures cinématographiques, l’œil voyeuriste de la caméra révélant ce qui se passe à l’intérieur des cabanes dont on n’entraperçoit à l’œil nu que d’infimes détails, quand quelqu’un en sort, parfois un changement de luminosité derrière des vitres teintes, des bruits divers dont on apprendra la source quand la caméra nous la révèle: cette pièce au titre énigmatique jongle ainsi constamment entre le visible et l’invisible, nos différents sens devant rapiécer les différents stimuli pour reconstituer un récit qui fasse sens.
Ce quotidien d’une communauté mystérieuse vivant dans l’isolation d’une forêt – la scénographie tout comme le dispositif hybride rappellent par ailleurs quelque peu „The Kingdom“ d’Anne-Cécile Vandalem – nous sera dévoilé par le regard d’un caméraman qui, monté sur une piste faisant incessamment le tour de la scène, capturera des fragments de leurs vies.
On y verra tour à tour un jeune garçon qui observe avec lassitude un oiseau encagé, une famille étrange dont le mari n’aura de cesse de goinfrer son épouse, une prof de piano tyrannique contraignant sa jeune élève peu motivée à plaquer des accords sur un piano affreusement désaccordé, un couple aux rituels sexuels étranges – alors que le mari empoigne sans grande motivation un membré flétri, se masturbant presque par lassitude, sa femme, accroupie au-dessus des chiottes, accouchera d’une coquille –, une bande de joyeux lurons qui joueront aux fléchettes avec une absence de talent d’abord très drôle puis de plus en plus inquiétante et, enfin, un jeune homme fasciné par la guerre qui, sur une maquette, s’amuse à tout faire sauter à coups de pétards.
Comédie (in)humaine
Le caméraman effectuant de façon (presque) imperturbable et systématique sa ronde, chaque tour de ce manège humain allégorise un peu plus cette comédie inhumaine où une humanité pécheresse dévoile des travers de plus en plus incongrus, les spectateurs s’étonnant de la rapidité avec laquelle les différents tableaux filmiques à l’intérieur des cabanes évoluent ou, plutôt, se dégradent: l’on assiste ainsi, sans parole aucune, à la naissance d’une romance, mais aussi à une trahison, à des actes de sabotage, à des hiérarchies sociétales qui brisent tout acte de révolte, à des rituels de plus en plus violents, avec toujours, dans ces cabanes délabrées, des symboles du christianisme comme autant de rappels à l’ordre moral, rappels qui vont cependant de pair avec la réalisation que l’humanité, depuis son éjection édénique, est de toute façon vouée à la débauche, la décadence et la déception.
Créée en 2011, „300 el x 50 el x 30 el“ est une des premières pièces du collectif FC Bergman, dont le Grand Théâtre avait accueilli, lors de sa saison dernière, „The Sheep Song“, pièce elle aussi sans paroles, qui racontait la lutte d’un mouton voulant devenir un humain, ou encore, en 2016, „Van den Vos“, une adaptation en théâtre musical du roman médiéval du Renard qui avait vu le parterre du Grand Théâtre se transformer en piscine et son plateau en un paysage montagnard sur fond duquel se déroulait une création d’une violence par moments inouïe.
Après une tournée de cinq ans en Grèce, France, Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, après avoir été montée aux États-Unis, où le New York Times l’a inscrite dans son Best of, „300 el x 50 el x 30 el“ arrive donc enfin au Grand Théâtre, où ce fut une joie de voir ce court spectacle (comptez à peine une heure) incongru et drôlissime, dont les images, d’une inquiétante étrangeté, rappellent tantôt l’univers d’un David Lynch, tantôt l’imaginaire déjanté de la communauté post-apocalyptique du „Delicatessen“ de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, quand on ne pense pas, à cause de cette communauté allégorique au début et à la fin de laquelle se tiennent respectivement un vieux en tenue blanche et un jeune enfant, à la pension Almayer d’ „Oceano Mare“, deuxième roman d’Alessandro Baricco.
Quand on sait que le titre de la pièce fait référence aux dimensions de l’arche de Noé – „fais-toi une arche de trois cents coudées de long, cinquante de large et trente de haut“, ordonna Dieu à Noé –, l’on comprend mieux que „300 el x 50 el x 30 el“ montre, de façon à la fois ludique et cruelle, comment les hommes s’enfoncent avec délectation dans différents péchés désignés comme capitaux par la Bible – comme cette femme qui sans cesse se goinfre de tout ce qui lui passe sous le nez, allant jusqu’à dévorer, quand les vivres se raréfient, la table sur laquelle lui a été présenté le buffet, cette femme symbolisant quelque peu l’avidité des boomers ne voulant pas croire qu’ils ont lentement épuisé les ressources de la Planète et qu’ils ne leur reste quasiment rien alors que la fin, lentement, approche.
Pourtant, dans cette version contemporaine, actualisée, déjantée du récit biblique, l’humanité ne mérite peut-être plus d’être sauvée, raison pour laquelle l’arche – un canot de sauvetage dérisoirement petit – sera saccagée férocement, comme pour s’assurer qu’il n’y aura pas de nouvelle chance.
Et pourtant, quand commence la chanson finale de cette pièce à la chorégraphie minutieuse, poétique et féroce, incarnée avec précision par des acteurs dont le mutisme exige en contrepartie des expressions et des gestes rigoureux, que la ronde de la caméra s’accentue pour atteindre une vitesse vertigineuse et que la scène est envahie par une foulée d’individus qui se joignent à ce gospel de la fin ou du renouveau – c’est selon l’interprétation de chacun –, l’on se met à penser que, si salut de l’homme il y aura, ça sera dans le théâtre.
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