C’est l’histoire, connue, d’un roi qui se meurt. Contrairement à la fameuse pièce d’Ionesco, le roi est ici un vieux mafieux, et son royaume, c’est l’underground bruxellois, où „La mort viendra“, le prochain long-métrage francophone du réalisateur allemand Christoph Hochhäusler, se déroule.
Tout commence avec un trafic d’argent sale au Freeport du Luxembourg qui tourne mal, où l’un des coursiers du mafieux se fait d’abord appréhender par la police, puis libérer sous caution pour être abattu. Comme le vieux roi, un dénommé Charles Mahr (Louis-Do de Lencquesaing), gravement malade, ne veut pas s’en laisser conter, il fait appel à la jeune Tez, une tueuse à gages chargée de trouver, puis d’éliminer le meurtrier.
Au départ, tout indique que le meurtrier n’est autre que Patric De Boer, qui cherche à en finir avec les vieilles méthodes traditionnelles et à moderniser ce réseau mafieux aussi désuet que le vieux qui agonise à sa tête. „Pour moi, si Hochhäusler recourt au genre du polar, c’est avant tout pour raconter une histoire sur des jeux de pouvoir. ‚La mort viendra’, c’est un peu l’histoire de Macbeth dans un contexte contemporain“, explique Marc Limpach, qui incarne, précisément, le personnage de De Boer, dont la conjointe, „véritable Lady Macbeth“, essayera de le convaincre de passer à l’acte lors de la scène de squash tournée en ce jour printanier au Centre sportif de la Kockelscheuer.
Cette dimension théâtrale, le cinéaste Jean-Pierre Melville, connu pour des chefs-d’œuvre comme „Le samouraï“ ou „L’armée des ombres“, l’avait déjà saisie quand il comparait le polar à une „forme de tragédie moderne“ – une définition qui fait sens une fois qu’on l’applique au cinéma de Hochhäusler, tant son récent „Bis ans Ende der Nacht“ fait appel à des structurations narratives dignes d’une tragédie racinienne.
Du film historique au polar
Le ‚Krimi’ se cantonne à la télévision allemande et raconte quasiment toujours ses histoires à travers la perspective de la police. Dans le polar, les ambiguïtés sont plus fortes, cela m’intéresse davantage.
Après plusieurs films historiques ou littéraires comme „Lost Transport“ ou „Ingeborg Bachmann – Reise in die Wüste“, AMOUR FOU produit, ensemble avec Heimatfilm et les coproducteurs liégeois de Tarantula, le nouveau polar de Christoph Hochhäusler, dont le dernier long-métrage vient tout juste d’être montré en compétition à la Berlinale, d’où il sort couronné d’un Ours d’argent pour le meilleur rôle secondaire, attribué à l’excellente Thea Ehre.
Pour Bady Minck, il est tout à fait cohérent de produire le nouveau long-métrage de Hochhäusler, qui est, pour la productrice, une sorte de „Grenzgänger“, de passeur entre les frontières, qu’elles soient nationales ou génériques: „C’est un réalisateur allemand qui aime le cinéma français, qui s’inspire des films noirs français et qui écrit des films de genre comme ‚Bis ans Ende der Nacht’. Son nouveau film, il tenait à le filmer en français, à Bruxelles, raison pour laquelle je lui ai proposé de venir tourner également au Luxembourg, où la situation linguistique est comparable. Qui plus est, le polar n’a pas bonne réputation en Allemagne: il est difficile d’y trouver des financements, les fonds allemands préférant souvent que la police finisse par l’emporter“ – alors que les milieux interlopes, les zones grises, où les truands créent une législation bien à eux, sont le domaine de prédilection du polar français. „Le Film Fund Luxembourg, quant à lui, a été prêt à nous soutenir dans cette aventure d’un polar néofrancophone“, ajoute la productrice.
Christoph Hochhäusler confirme cette méfiance de son pays natal envers ce genre: „Le polar allemand, le ‚Krimi’, se cantonne à la télévision allemande [qui en produit par ailleurs par pelletées, ndlr.] et raconte quasiment toujours ses histoires à travers la perspective de la police. Dans le polar, les ambiguïtés sont plus fortes, cela m’intéresse davantage.
C’est peut-être une sorte de réflexe, de survivance nationaliste allemande – cette tendance à prendre trop au pied de la lettre, d’insister sur le fait que, dans le genre du policier, il y a police, de tabler sur l’autorité de policiers incorruptibles, incarnation d’un compas moral infaillible. Cela m’intéresse assez peu – en fin de compte, ‚Bis ans Ende der Nacht’ était moins un film qui relatait le quotidien d’un policier que l’histoire d’une vie criminelle.“
Explorer des hantises
„En tant qu’actrice, on doit assurer une structure à l’intérieur de son travail et en même temps pouvoir s’exposer, montrer une fragilité forte“
C’est précisément ce milieu-là sur lequel se focalise „La mort viendra“, avec des personnages ambivalents: il en va ainsi de Tez, la tueuse à gages, un personnage féminin fort, ambivalent, „non genré“, sorte de „caméléon“, de „chat sauvage“, incarné par l’actrice belge Sophie Verbeeck, qui non seulement tourne pour la première fois au Luxembourg, mais également pour la toute première fois dans son pays natal: „Je suis considérée comme une actrice française, et j’ai toujours tourné avec des réalisateurs et des réalisatrices français. De tourner à Bruxelles fut d’autant plus émouvant que je venais de perdre mon père, qui vient de Bruxelles. Je traversais la ville, avec mon deuil …“
Pour se préparer, pour cerner son personnage, Sophie Verbeeck a regardé les films de Christoph – „afin de m’imprégner de son imaginaire, de ses rêves, de son hantise. Car je suis de plus en plus persuadée que chaque réalisateur est hanté par une question, dans son cinéma, et que tous les films se solarisent vers cette hantise.“
Cette hantise, Hochhäusler arrive à la définir quelque peu, pour qui le film s’inscrit dans une certaine continuité avec son œuvre précédente, dont il reprend un des motifs: „La question que les deux films posent, c’est de savoir à quel point on peut écrire sa propre identité, à quel point on peut la déterminer. Ici, c’est un vieux mafieux qui se la pose, qui cherche à savoir à quel point il peut imposer à son entourage, au monde qui l’entoure, sa propre fin. Mais en d’autres points, ce sera un film très différent – car j’espère ne pas toujours me répéter.“
Une différence, de taille, sera, pour Hochhäusler, l’abandon de certains maniérismes qui imprégnaient encore son dernier film et dont il dit avoir l’impression, présentement, d’en avoir fait le tour. „Je veux retourner à quelque chose de plus concrètement narratif, à plus d’économie narrative.“
C’est l’impression qu’a aussi Marc Limpach: „Alors que dans son film précédent, le jeu avec le genre servait à appuyer encore une thématique autre, j’ai l’impression qu’avec ‚La mort viendra’, Christophe se concentre sur ce qu’on peut faire avec le polar, jusqu’où on peut aller, ce qu’on peut y raconter.“
Une question de confiance
Mais retournons au personnage de Tez et, surtout, à la façon dont Sophie Verbeeck s’est approprié le personnage. Après s’être plongée dans l’univers du réalisateur en essayant de sonder ses hantises, l’actrice belge regarde une liste de films que lui a fait parvenir le réalisateur – des polars qui l’ont inspiré – avant qu’elle commence à échanger avec lui autour de son personnage.
„Les échanges avec Christoph sont enrichissants – c’est une véritable rencontre, ce qui est d’autant plus rare dans le milieu du cinéma contemporain, où les acteurs doivent souvent prouver et prouver encore qu’ils ont leur place. Alors que je pense que ce qui est beau, c’est qu’un réalisateur assume le risque de sa distribution, qu’il fasse confiance à son instinct.
Christoph est très instinctif, il laisse beaucoup de liberté à ses acteurs – il attrape comme ça des choses tout en étant très précis. Il fait confiance, ce qui est très important – en tant qu’actrice, on doit assurer une structure à l’intérieur de son travail et en même temps pouvoir s’exposer, montrer une fragilité forte, de sorte qu’on se trouve toujours sur une corde raide entre structure et fragilité – sentir alors la confiance du réalisateur peut donner des ailes.“
Comme Sophie Verbeeck aime jouer son personnage du début à la fin, y inclus les scènes d’action plus risquées – „le métier d’actrice, c’est tout un artisanat“, précise-t-elle –, l’actrice a repris des cours de Krav Maga et s’est entretenue avec des armuriers pour le maniement des armes.
Au-delà du travail préparatoire physique, il y avait la personnalité du personnage de Tez: „Je n’aime pas figer quelque chose autour de la biographie de mon personnage. D’ailleurs, je préfère le terme de figure [en allemand, on dit par ailleurs Figur pour parler de personnage, ndlr] à celui de personnage – une figure, c’est plus abstrait, ça ouvre plus de possibilités.
Plutôt que de figer un personnage dans quelque chose de préconçu, ce sont les actions physiques et les situations critiques qui le mettent à l’épreuve, qui font que le personnage se distille en nous, qu’il apparaisse. Récemment, je parlais à un acteur qui me racontait sa vision du personnage qu’il jouait. Je n’ai pas de vision, moi, je sens plutôt le personnage venir à moi, j’essaie de mettre toutes les conditions en place pour être comme une page blanche, pour aller là où il me mène – c’est presque le personnage qui mène la danse plus que moi.“
Le néolibéralisme à l’état sauvage
Plus on est loin de l’univers de Marvel, mieux c’est
Pour Marc Limpach, qu’on vient de voir incarner Tankred Dorst à l’écran dans „Ingeborg Bachmann – Reise in die Wüste“ – qui fut en compétition à la Berlinale, aux côtés du dernier Hochhäusler, et qui sortira au Luxembourg en octobre –, l’approche fut évidemment très différente pour ce rôle-ci: „Le personnage de Tankred Dorst, qui fut un petit rôle et que j’avais aussi accepté afin de pouvoir travailler avec Margarethe von Trotta – si on fait surtout des films pour raconter des histoires, on en fait aussi parfois pour rencontrer des gens intéressants –, j’ai pu le préparer en me documentant sur ce qu’il avait écrit sur Max Frisch [le film de von Trotta explore la relation aussi orageuse que toxique entre l’écrivaine et l’auteur suisse, ndlr].
Pour le personnage de De Boer, fictionnel, il n’y avait évidemment pas de sources historiques, de sorte que ma documentation, qui a plutôt trait au milieu du crime organisé bruxellois, je la tiens de la presse écrite, dont les articles me donnaient surtout à voir que ce milieu criminel, c’est le néolibéralisme à l’état pur, sauvage.“
Et le néolibéralisme, sous toutes ses formes, c’est quelque chose que Marc Limpach fuit comme la peste: „J’ai trop lu Adorno ou Horkheimer pour faire partie du l’industrie culturelle. Du coup, plus on est loin de l’univers de Marvel, mieux c’est. Le ‚Krimi’ allemand ne m’intéresse guère – mais là, pour ‚La mort viendra’, on est dans un film d’auteur, avec un réalisateur sensible, intelligent, qui joue avec les codes du genre.“
C’est ce que confirme Bady Minck: „Après ‚Bad Banks’, Marc se vit proposer une douzaine de rôles de banquiers cocaïnisés. Cela ne l’intéressait pas, il sait en jouer, de tels rôles. Mais il n’a jamais joué de vrai gangster. J’ai trouvé que c’était l’occasion rêvée“ – et cela d’autant plus que l’acteur avait déjà été pressenti pour un rôle dans „Bis ans Ende der Nacht“, où il avait failli jouer le DJ devenu dealer dans l’entourage duquel la police s’infiltrait.
La ville comme personnage central
Il nous arrive que nos amis allemands s’étonnent de l’ambiance quelque peu légère sur les tournages d’AMOUR FOU, où l’on rigole pas mal et où il arrive que quelqu’un boive du crémant
Un autre personnage, et de taille, du film, c’est la capitale – belge, avant tout, dont Hochhäusler veut montrer la diversité, les clivages esthétiques, l’architecture „financée par l’argent sale des temps coloniaux“, la polyglossie, mais aussi luxembourgeoise, cette dernière servant en partie de faire-valoir à Bruxelles là où à d’autres moments, c’est concrètement au Luxembourg que l’action se déroule. „Un autre avantage de Bruxelles, c’est qu’on y trouve tous les accents, de sorte que cela ne gêne pas qu’on y entende des prononciations différentes – et on en a, de telles différences, dans un casting international“, précise Hochhäusler.
Mercredi, jour ensoleillé de notre visite au tournage, c’est déjà l’avant-dernière journée du tournage au Grand-Duché – les scènes à Bruxelles sont bouclées, ne restent plus que les séquences à Cologne, avant que le montage ne commence et que le film sorte, a priori, comme nous le confie Alexander Dumreicher-Ivanceanu, dans un an.
„Nous avons cherché à trouver des endroits un peu atypiques, à la fois au Luxembourg et à Bruxelles, des endroits assez loin des images touristiques qu’on connaît des deux villes: pour le Luxembourg, on a notamment filmé sur les anciens sites industriels à Schifflange. Car l’univers interlope que filme Christoph n’est pas un monde de carte postale – le quotidien des personnages se situe dans les marges, il est violent et un peu sale, même si Christoph filme aussi des séquences du quotidien ordinaire de ses truands“, nous confie le producteur.
„La mort viendra“ est, après „Hannah Arendt“, „Naked Opera“ et „Ingeborg Bachmann“, la quatrième collaboration d’AMOUR FOU avec Heimatfilm et la productrice Bettina Brokemper – ce dont Bady Minck se réjouit d’autant plus que les précédents films sont tous passés par la Berlinale. S’y sont adjoint cette fois-ci les coproducteurs de l’antenne liégeoise de Tarantula.
„Il nous arrive que nos amis allemands s’étonnent de l’ambiance quelque peu légère sur les tournages d’AMOUR FOU, où l’on rigole pas mal et où il arrive que quelqu’un boive du crémant – et nous sommes toujours ébahis quand nous constatons ensemble que, malgré un climat de travail différent, à la fin, le résultat de notre travail commun est convaincant.“
Situé entre tradition et contemporanéité – alors que Alexander Dumreicher-Ivanceanu souligne que le long-métrage évoquera des sujets „modernes et féministes“ au sein d’un film de genre qui rend hommage au tout en déconstruisant le polar classique, Christoph Hochhäusler nous dit qu’il cherchait à faire un film certes contemporain, mais dont la modernité „ne serait pas criante“, qui aurait assez de gravitas pour que son long-métrage crée „un champ entre les temporalités“, entre modernité et tradition –, „La mort viendra“ racontera l’histoire d’un changement, celle d’un vieux monde qui s’effondre, d’un nouveau qui peine à naître, et des créatures bigarrées qu’engendrent ces périodes transitoires, et qu’on a hâte de croiser dans nos salles obscures dans un an.
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