L’on peut s’amuser à tracer des liens entre les films d’ouverture d’un festival et la compétition qui s’ensuit. À y lire, comme dans le marc du café, des tendances, des sujets, des esthétiques, des regards portés sur la société.
En 2019, le médiocre „The Dead Don’t Die“, de Jim Jarmusch, avait le mérite d’annoncer les couleurs d’une compétition où le cinéma de genre allait être omniprésent, avec notamment „BlacKKKlansman“ ou encore „Once Upon a Time … in Hollywood“, et où le portrait du devenir-zombie dans une société néolibérale allait jouer un rôle important, comme en témoignait notamment „Parasite“, couronné par une Palme d’Or justifiée.
En 2021, „Annette“ de Léos Carax inaugurait une édition reportée en juillet avec le portrait d’un homme et d’une relation toxiques, Carax répercutant sous forme de comédie musicale grinçante ce qui se passait à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’industrie cinématographique et qui allait, là encore, trouver des échos à travers la compétition avec des films comme „The Worst Person In The World“, „The Story Of My Wife“, „Red Rocket“ ou „Drive My Car“, qui exploraient tous des relations tumultueuses, où la toxicité était rarement ancrée dans un des partenaires, mais se dégageait d’une incompatibilité même au sein du couple.
Quant à l’année dernière, le très fun „Coupez!“ de Michel Hazanavicius augurait d’un repli sur soi, d’un retour au métafilm un peu nombriliste que la compétition qui suivit ne confirmait pas tout à fait tant il est vrai qu’entre long-métrages à forte charge sociétale („Leila’s Brothers“ ou „Tori et Lokita“) et films où les enjeux formels l’emportaient („Pacifiction“, „Stars at Noon“), les choses restaient équilibrées.
Pour la 76e mouture du festival de Cannes, il faut cependant espérer que „Jeanne du Barry“ ne sera prophétique en rien pour la suite des choses tant ce film sur la dernière favorite de Louis XV n’est ni fait ni à faire, où tout ou presque est en toc – son féminisme de pacotille, son Louis XV déjà zombifié avant même qu’il ne meure de la vérole, sa relecture féminine redondante de la vie à Versailles, ses rôles principaux inconsistants, ses personnages secondaires inexistants.
Mais commençons par le début: après l’accueil critique mitigé qu’on y avait réservé à „Mon roi“, Maïwenn retourne à Cannes dans un film à costumes où elle tient également le rôle principal.
Si le film a déjà fait jaser, c’est surtout à cause du casting de Johnny Depp dans le rôle de Louis XV – précisons que le choix de l’actrice-réalisatrice ne s’était porté sur l’acteur américain qu’après le désistement d’un comédien souffrant de problèmes de santé et le refus d’un autre: il y aurait eu des tensions sur le set, et le fait que Depp ait accepté ce rôle tout juste après son acquittement controversé paraîtra pour bien des mauvaises langues une belle occasion d’obfusquer cet épisode qui fait tâche en poursuivant sa carrière comme si de rien n’était et surtout aussi vite que possible (on le verra par ailleurs bientôt à la Rockhal avec son groupe Hollywood Vampires).
Une transfuge galante
Portrait d’une transfuge de classe dont le destin est raconté par une voix off censée nous plonger dans une ambiance de conte de fée – et en effet, cette histoire d’une roturière qui gravit les échelles sociétales tient quelque peu du récit édifiant dickensien, sorte de bildungsroman sans Bildung, précisément – „Jeanne du Barry“ montre d’abord comment son héroïne progresse socialement en recourant à la „galanterie“, qui est à la prostitution d’aujourd’hui ce qu’était la demi-mondaine proustienne à l’escort girl, pour la montrer ensuite en relation plus ou moins stable avec le noble Jean du Barry (Melvin Poupaud), qui la trompe avec autant plus de mépris qu’il la renvoie sans cesse à sa condition de femme de peu, parachevant son rôle d’homme toxique en se montrant envers elle d’une violence telle que même le sinistre Duc de Richelieu (Pierre Richard) s’émouvra de son sort – avant de la prendre en levrette.
C’est pourtant par l’entremise de ce dernier qu’elle deviendra la maîtresse royale, non sans que le valet de chambre de celui-ci, Jean-Benjamin de La Borde (Benjamin Lavernhe, qu’on vient tout juste de voir dans „De grandes espérances“), lui ait fait passer toutes sortes de tests gynécologiques avec force insertion d’engins à l’apparence rouillés dont on dirait que, loin de dépister d’éventuelles infections, ils tendraient bien plutôt à les déclencher.
S’ensuit alors le récit d’une relation amoureuse huée par les harpies de la cour royale, qui se veut aussi charnelle – La Borde dit à Jeanne que pour séduire le roi il ne faut rien faire tant ce serait un chaud lapin – qu’émotionnelle – sur son lit de mort, elle embrasse son visage plein de pus – mais dont on ne sent strictement rien tant Johnny Depp, bien qu’aussi muet que Keanu Reeves dans ses „John Wick“, a visiblement du mal à s’exprimer en français (tant qu’à faire, si un jour on lui propose d’incarner notre grand-duc, les frais du coach linguistique seront bien moindres), qui semble tant se concentrer à convenablement prononcer les quelques lignes de son texte qu’il en oublie de jouer et que la libido royale s’est endormie avec – ça bande mou, pour un roi à la réputation de jouisseur compulsif collectionneur de maîtresses.
C’est grotesque! Non, c’est Versailles!
Très loin de la malice autant formelle que sémantique de „The Favourite“, le grandiose dernier Yorgos Lanthimos en date, „Jeanne du Barry“ s’inscrit plutôt dans ces récents films historiographes qui prennent le parti de reraconter l’Histoire d’un point de vue féminin – l’on pense pas mal à „Corsage“ par exemple, qui avait au moins le mérite d’oser quelques audaces formelles, dont certaines étaient certes repompées sur „Marie-Antoinette“, comme la bande-son contemporaine et l’esthétique steampunk.
Ici, on reste dans du très classique, formellement, malgré quelques séquences réussies, et le souci d’une réhabilitation maladroitement féministe du personnage historique, qui veut cocher les cases de ce qui doit se faire aujourd’hui quand on veut rester dans l’air du temps, amènent le film à se contredire jusqu’à sombrer dans l’inconsistance d’un écartèlement opportuniste.
Ainsi, Jeanne du Barry est un peu plus punk que ses consœurs à la cour, qui ne parlent d’elle qu’en termes d’animalité – „la créature“, disent les filles du roi, presque toutes caricaturales et redondantes dans leur méchanceté affichée (l’on se demande ce qu’India Hair vient foutre là): elle s’en fout d’être considérée comme une pute puisqu’elle revendique presqu’avec fierté ce statut, néglige l’étiquette en tournant, offense ultime, son dos au roi et, autre provocation mal vue, réinvente le dress code de la cour. Mais Jeanne du Barry est aussi cette amoureuse dévouée, qui câline son roi et ne souhaite rien de plus que d’être adoptée par une noblesse qui ne peut que la mépriser. Quant à sa volonté de s’éduquer, affichée lors de la première demi-heure du film, où on la voit lire en prenant des bains, ce volet thématique passe à la trappe dès qu’elle est devenue la maîtresse du roi.
Énoncé comme cela, l’on pourrait penser que „Jeanne du Barry“ souhaite rendre justice à un personnage complexe, tiraillé entre les paradoxes de son être – or, dans le film, ça n’aboutit qu’à un personnage rapiécé, peu convaincant, qui suit un scénario cousu de fil blanc.
Le pire, par ailleurs, est ce cadeau du roi, qui donne à la réalisatrice l’occasion d’insérer une charge assez grossière contre le colonialisme et le racisme de l’époque – un petit „négrillon“ qui sort d’une boîte en lui citant des vers et à qui, dans un souci humaniste, elle donne le rôle de page, le défendant – gentiment – des assauts racistes des filles du roi. Enfant mignon, ce sera lui le traître qui la dénoncera lors de la Révolution et qui sera coresponsable de sa décapitation – ça lui apprendra d’avoir été clément envers ce jeune homme, semble suggérer ce film inconséquent jusque dans ses positions éthiques tant Maïwenn semble vouloir cocher toutes les cases du politiquement correct tout en maintenant une posture, factice, de film rebelle, politique, sur une femme forte.
Force est de constater que cela fait peine à voir et qu’on pense assez souvent à ce que disait Adèle Haenel il y a une semaine, à savoir que l’industrie du cinéma produisait parfois, à doses homéopathiques, des portraits de femmes fortes, qui sortent souvent d’une situation d’abus, cela à des fins de voyeurisme et pour pouvoir se taper sur les épaules en se félicitant d’être féministes tout en continuant à laisser les agresseurs sexuels envahir le tapis rouge cannois – dans ce féminisme en toc, personne ne gagne au change.
„Jeanne du Barry“, en salles.
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