„Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous“: ce sont les sept mots pour le moins énigmatiques qui ornent la quatrième de couverture de „GPS“, qui se présente toute en opacité. Pourtant, une fois qu’on a commencé la lecture du deuxième roman de Lucie Rico, dont le premier effort, „Le Chant du poulet sous vide“, avait été remarqué, l’on a du mal à ressortir de cette enquête virtuelle qui est à la fois une belle ode à l’amitié et une exploration mélancolique d’un réel où nous nous réfugions de plus en plus dans des mondes digitaux.
Virée d’un „journal un peu miteux“ après que des lecteurs se soient plaints de son „style trop incisif“, Ariane fête bientôt ses deux ans de chômage. „Ce n’est pas le type d’anniversaire qui se fête au restaurant, mais avec des hurlements, pourquoi pas?“ Elle partage son quotidien entre l’envoi d’offres d’emploi se soldant catégoriquement par des refus et les visites hebdomadaires de son compagnon Antoine, qui travaille à la caserne des pompiers et lui rapporte des nouvelles d’un monde qui, lentement, se consume sous l’effet du réchauffement climatique.
Bref, Ariane se morfondrait d’ennui, s’il n’y avait sa meilleure amie Sandrine, qui planifie de se marier avec John, qu’Ariane déteste, et qui lui demande d’être son témoin, la forçant donc à sortir du cocon de ses quatre murs. „C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain: Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.“ Parce qu’Ariane n’arrive pas à trouver l’endroit, Sandrine partage avec elle sa localisation, partage qui amènera la narratrice à sortir de son appart les yeux rivés sur son écran: „A l’extérieur finalement l’air est respirable lorsqu’on est guidé par une machine, tu avances, sur le GPS les couleurs sont brillantes, la Zone Belle-Fenestre est superbement représentée.“
C’est le début d’un récit-enquête qui verra Ariane préférer la carte au territoire, s’immergeant dans le monde lisse et sans aspérités de Google Maps, véritablement utopique au sens qu’il est statique et inchangeable („On ne peut pas jeter de mouchoir sur une carte“) et qu’on y trouve peu ou prou d’êtres humains, une espèce dont elle sait le caractère potentiellement nuisible. Dans ce monde, elle découvre, fascinée, sa meilleure amie réduite à un point qui tressaute, bouge, vibrionne, mouvements qu’elle traduit et interprète en s’imaginant les gestes et activités de Sandrine.
Pourtant, même mis entre les parenthèses douillettes de l’utopie digitale, espace abstrait qu’Ariane peut meubler à la fois d’espoir et des scénarios glauques qu’elle ne manquera pas d’échafauder tout au long du récit, le réel n’en continue pas moins à être en modification perpétuelle – et contrairement à Google Maps, où la fonction Timelapse lui permet de revenir en arrière pour voir d’anciennes captures, restituant un terrain de jeu là où se trouve à présent une friche industrielle à l’abandon, il n’y a pas, dans la réalité, de retour en arrière possible.
Alors qu’Ariane, qui a grandi dans une famille calme, sans séparation ni trahison, s’abreuve d’un désir de tragique dont elle espère qu’il compensera l’ennui profond qu’elle ressent, c’est ce même tragique qui semble tout à coup survenir: le lendemain de fiançailles qui ressemblèrent plus à un team building qu’à autre chose, Sandrine disparaît.
Or, comme elle n’a pas désactivé son partage de localisation, Ariane suivra son parcours jusqu’au lac du Der, lac qui a consolidé leur amitié après de premières rencontres virtuelles et où, très peu après la disparition de Sandrine, un joggeur – que ferait la fiction policière sans les joggeurs? – découvrira un corps brûlé. Pourtant le point, lui, restera bien là, planté sur son écran, incongru, déphasé, qui bougera, gigotera et dont le parcours constituera une véritable cartographie de leur amitié passée.
Non à la réalité
„Non à la réalité!“ Ce qui pourrait être un des 343 slogans, aussi poétiques que loufoques, entre surréalisme et marxisme, qui viennent clôturer „Les filles de Monroe“ d’Antoine Volodine, est ici une proposition de slogan que lance Ariane à un manifestant lors d’une de ses rares excursions dans le monde extérieur. Ce „Non à la réalité“ traduit non seulement l’état d’esprit de la jeune chômeuse, mais celui de toute une époque, que Rico réussit à dissoudre habilement dans un néo-polar dont la simplicité traître rappelle, par moments, les récits à piège d’un Yves Ravey.
Rappelant l’essai „The Game“ d’Alessandro Baricco, qui analyse comment l’ère digitale nous a tous rabaissés au rang d’enfants jouant au réel sur nos smartphones, „GPS“ évoque avec une lucidité toute poétique nos vies dans les machines, vies où le champ des possibles est à la fois plus élargi (les espaces virtuels agissent comme une seconde vie, un terrain de jeu où investir nos pulsions diverses) et plus restreint (nous y sommes conditionnés au point où Ariane admettra que ce qui lui a le plus manqué, quand elle s’est retrouvée au chômage, „ce ne sont pas les collègues ou le salaire, mais les notifications“).
Description effrayante d’une lente descente dans l’addiction à des univers digitaux où nos pulsions et notre imaginaire peuvent se déployer sans risque de sanction de la part du réel – c’est du moins l’illusion qu’on nous y fait miroiter –, „GPS“ évoque la lente métamorphose d’un jeu de pistes (au début, Ariane pense avoir affaire à „un jeu du type Où est Charlie“) en une réalité qui, elle, n’est ni malléable ni modifiable et qui s’en fout, de nos peurs et de nos envies. Elle se présente, comme le disait le philosophe Clément Rosset, dans son idiotie, au sens étymologique de simplicité, univocité.
Ce que le regretté Rosset disait encore, c’est que, face à ce caractère irréductible du réel que nous avons du mal à accepter, nous cherchons ou bien à le dédoubler en échafaudant des mondes alternatifs, ou alors à l’esquiver. C’est pourquoi les smartphones et leurs applications nous fascinent tant, dans les dédoublements et enchâssements desquels nous nous immergeons avec plaisir, et dont les mille réverbérations nous apparaissent comme autant de couches protectrices.
Le psychanalyste Donald Winnicott disait jadis que l’apprentissage de la réalité est „une tâche sans fin“ – il analysait, dans cette optique, les bienfaits du jeu, où les enfants pouvaient investir leurs pulsions, désirs et craintes sans devoir éprouver les conséquences du réel. De nos jours, le terrain du jeu a recouvert le monde entier, il a envahi jusqu’au monde adulte où nous passons nos journées à appuyer sur les boutons colorés d’applications qui suggèrent que tout, dans la réalité, n’est que ludique. Alors que le réel n’est pas négociable, ses nombreuses doublures sur Internet nous donnent l’impression de l’être – c’est là la dimension véritablement tragique de nos vies dans les machines.
„GPS“ nous fait vivre – par procuration – ce contraste entre le jeu des machines et le tragique du réel dans un roman poignant sur l’absence, sur une disparition, recourant pendant très longtemps à cet effet fantastique todorovien qui fait qu’on hésite entre une explication rationnelle (Sandrine a foutu le camp et communique via son smartphone) et une explication surréelle (Sandrine est bien morte et quelqu’un, son fantôme, un bug ou son meurtrier, nous emmène en bateau). „Dans tous les cas, la réalité sera terrifiante. Tant que le doute existe, tu peux respirer“, se dira Ariane.
Si tu devais faire la cartographie du chômage, tu dessinerais un unique point perdu au milieu d’une carte que tu ne sais pas lire.
Poétique des spectres
On pense parfois à cette inquiétante étrangeté qui hante „La moustache“ d’Emmanuel Carrère, roman d’une bizarrerie sublime où on ne sait pas non plus si le narrateur est fou ou si c’est le monde qui s’est détraqué. Dans „GPS“, on a un peu l’impression que c’est les deux.
Loin pourtant de simplement condamner la technologie ni même l’utilisation souvent un peu solipsiste que nous en faisons, Lucie Rico développe une sorte de poétique digitale et spectrale qui guide le fil de cette narration à la deuxième personne du singulier. Le monde vu à travers la machine n’est ni plus beau ni plus laid qu’avant, il regorge simplement d’autres potentialités, d’altérités par moments fascinantes: „A force de le regarder, tu trouves que le paysage ressemble à un alphabet: les rivières se séparant en deux affluents sont des Y, la route un i perpétuel, et les ronds-points de grands O d’exclamation. La veille, tu as lu le mot LOTO en survolant une zone industrielle.“
S’inspirant de cette interprétation presque rimbaldienne du monde selon Google Maps, de cette nouvelle façon de lire le réel qui se répercute irrémédiablement sur notre façon de le penser et, a fortiori, de l’écrire, Ariane se mettra à créer de toutes pièces des faits divers pour un obscur journal, faits divers abscons qui la tireront de l’anonymat et de la honte du chômage – c’est à coups de fiction qu’elle prendra, en Relotius triomphante, sa revanche sur un monde où de moins en moins de personnes s’intéressent à la réalité. S’il faut vivre dans les machines, semble dire Ariane, essayons au moins de les détraquer un peu.
Info
„GPS“, de Lucie Rico, 2022 P.O.L. éditeur, 224 pages, 19 euros. Le roman a été couronné par le prix Wepler, Fondation La Poste, mention spéciale du jury. Le prix principal a été attribué à Anthony Passeron pour „Les enfants endormis“, dont nous reparlerons.
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