Ça commence comme un coup de poing, avec une intervention policière dont on ne saisira l’ampleur que plus tard, une fois qu’on aura aussi réalisé que la jeune femme au centre de l’agitation n’est autre qu’une fillette de douze ans. Si elle s’habille et se maquille comme une jeune femme, c’est parce qu’elle obéissait aux injonctions de son père, avec qui elle vit seule et qui l’incite à se farder de la sorte, afin que leur relation incestueuse et pédophile paraisse plus naturelle.
D’ailleurs, une fois que la petite Dalva (époustouflante: Zelda Samson) aura atterri au foyer, elle n’aura de cesse de réclamer son père, ne comprenant pas pourquoi on l’a séparée de cet homme dont elle dira qu’il a couché avec elle pour la protéger des autres, et qu’il est normal pour une femme de se donner à l’homme qu’elle aime.
Il s’agira alors, pour la jeune fille manipulée par la rhétorique malade de ce père-monstre qui, telle une version (encore plus) dérangée de l’Arnolphe de Molière, l’a enfermée dans un cocon solipsiste pour l’y abreuver d’une vision du monde déformée, de découvrir que le monde tel qu’elle a appris à le voir, à le vivre et à l’endurer, ne coïncide pas avec le réel et ses valeurs – et d’apprendre à ses frais que les autres enfants, cruels et impitoyables – le film rappelle en cela le tout aussi dur „Close“ de Lukas Dhont –, lui feront payer ce décalage, comme quand une petite pimbêche mesquine lui demande, pendant un jeu d’action ou vérité lors duquel Dalva essaiera de s’intégrer dans la microsociété de la cour d’école, s’il lui est arrivé de sucer son père.
Il est impossible de s’intégrer, de devenir comme les autres, l’aura pourtant avertie Samia (extraordinaire: Fanta Guirassy), avec qui elle partage un dortoir au foyer où elle est dorénavant obligée de vivre en attendant que sa mère, qui a refait sa vie, se manifeste.
Alors que les deux filles n’ont au début que mépris l’une pour l’autre – Dalva parce qu’elle rejette la réalité de la vie au foyer qui est désormais la sienne et dont Samia lui reflète sans l’embellir la réalité quotidienne, Samia parce que la façon de se faire belle de Dalva lui rappelle trop sa mère, qui la laissait seule pour faire des passes –, se développera entre elles une belle amitié touchante au fur et à mesure que la fascination pour le père tombe, qu’elle laisse place à l’effroi et au vide du constat d’une vie en pièces, vécue sous la tutelle et le joug d’un père malade et criminel, qui l’a couverte de honte.
À côté de Samia, ce sera son éducateur (Alexis Manenti) qui la soutiendra dans son quotidien au foyer, où elle devra faire face à l’horreur de ce qu’elle a vécu et essayer de s’intégrer dans une société qui la pointe du regard, qui lui fera aussi comprendre que sa façon de sexualiser les hommes est malsaine pour une fille de son âge.
Sans pathos ni voyeurisme, Emmanuelle Nicot parvient, dans ce court premier long métrage, à aborder deux sujets difficiles – l’inceste et une enfance au foyer – avec une précision, une nuance, un sens du détail et un courage qui en font d’ores et déjà une réalisatrice dont on a hâte de découvrir la suite du parcours.
Réparer les vivants
Nawelle (Leïla Bekhti), une caissière traumatisée depuis qu’elle a vécu un braquage armé, le dit d’entrée de jeu: si elle est là, c’est pour faire comprendre aux agresseurs ce qu’ils font subir à leurs victimes, à leur montrer une vie en loques, une existence sur les nerfs, à fleur de peau, à peindre le portrait d’un quotidien miné par l’angoisse et la paralysie, où toute la vie familiale est atteinte. Face à elle, Nassim (Dali Benssalah) semble aussi mal à l’aise; sa première question, quand deux médiateurs viennent le voir en prison pour lui expliquer le fonctionnement de la justice restaurative, est de savoir si y participer est bien vu par le juge – bref si ça peut lui permettre de sortir plus tôt de taule.
Alors que normalement, agresseurs et victimes font tout pour s’éviter dans la vie extérieure – Nawelle, qui n’a jamais pu identifier son agresseur cagoulé, vit dans la peur constante de le revoir un jour et est incroyablement soulagée quand Nassim lui fait comprendre, dans une scène à la fois sobre et poignante, que lui et les siens, ils ne voient pas leurs victimes lors d’un braquage, qu’il y a trop d’adrénaline en jeu, et qu’ils ne veulent d’ailleurs ni les voir, les victimes, ni être vues par elles –, les voilà réunis, avec quelques autres victimes, pour une série de rencontres lors desquelles ils sont assistés par des médiateurs qui veillent à ce que les échanges se déroulent dans le respect mutuel et la bienveillance.
Le principe est aussi ingénieux que le sujet était casse-gueule: depuis 2014, la justice restaurative permet, en France, à des victimes et des bourreaux de se rencontrer, de s’échanger, dans le but d’arriver, des deux côtés, à plus de compréhension, à une prise de conscience de la part des agresseurs, à une sorte de réparation, voire de pardon, du côté des victimes.
Il en va ainsi de tous ceux qui participent à un atelier de rencontres, où des victimes de différentes sortes de braquage rencontreront des agresseurs – pas les leurs, qui sont souvent restés non-identifiés, mais des auteurs de crimes similaires. Comme la jeune Chloé Delarme (Adèle Exachorpoulos), que Judith (Élodie Bouchez) doit préparer à une entrevue avec son frère, qui l’a violée quand ils étaient enfants et qui, sortant de prison, veut reconstruire sa vie en venant emménager dans la même ville où vit sa sœur.
Au-delà des questions pratiques, par quoi la médiation commence – afin de ne pas se croiser, au cimetière pour rendre hommage à leur mère, au ciné ou au restau, Chloé veut qu’ils se mettent d’accord sur des créneaux respectifs –, des questions surgissent, des explications sont attendues, des deux partis, et Judith se trouve au difficile milieu, qui doit s’efforcer à laisser son jugement et ses affects au seuil de la porte de son bureau.
Le récit se déroule alors selon deux fils narratifs, qui ne se rejoignent que par le fait que les différents médiateurs se connaissent et s’entraident. Leur quotidien éreintant est filmé par la bande, dans de courtes séquences lors desquelles l’on se rend compte que pour eux aussi, la vie n’est pas facile, que leurs partenaires ont souvent du mal à comprendre ce qu’implique, en terme de charge mentale et émotionnelle, cette existence passée certes à secourir des victimes, mais aussi à aider des agresseurs, des violeurs, sans choisir son camp, à endurer des reproches, à voir des gens s’effondrer.
C’est peut-être le seul volet narratif qui sonne un chouïa moins vrai, parce que les médiateurs sont plus filmés lors de leur travail et que leur vie intime n’est, justement, abordée qu’en sourdine, n’est évoquée que dans les quelques intermittences que leur laisse leur boulot.
Par contre, là où le film touche et convainc, c’est dans sa façon de brosser le portrait des victimes et des bourreaux – que ce soit Grégoire (Gilles Lellouche, qui se remet ici avec dignité de son Obélix ridicule), victime d’un home-jacking, qui affirme haut et fort qu’il trouve horrible le concept même de prison; Issa (Birane Ba), qui dit sincèrement regretter ses actes criminels; Thomas (Fred Testot), le Picasso de la drogue, ou encore les déjà mentionnées Nawelle et Chloé. Tous les personnages sonnent vrai, qui ne donnent aucune chance à un binarisme de pacotille et qui bénéficient d’être incarnés par des acteurs tous invariablement excellents.
La réalisation, sobre et maîtrisée, de Jeanne Herry évite, comme Emmanuelle Nicot pour „Dalva“, l’écueil du pathos, du misérabilisme, mais aussi celui du film trop pédagogique, comme on aurait pu le craindre lors de la scène d’ouverture. Et comme dans „Dalva“, Jeanne Herry parvient à trouver, au beau milieu d’une noirceur indicible et de moments parfois très durs (la confrontation de Chloé avec son frère), des scènes lumineuses et belles, où surgit – parfois, mais pas toujours – la possibilité du pardon.
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