Daniel est un pianiste de jazz peu conventionnel: parce qu’il a parfois l’impression que le punk rock et le jazz „veulent dire la même chose“, il commence souvent son set par „What Katie Did“, la fameuse ballade qu’écrivit Pete Doherty, alors un consommateur zélé de toutes sortes de substances illicites, sur sa relation orageuse avec Kate Moss. Depuis quelque temps pourtant, malgré les acclamations du public, le cœur n’y est plus.
Perdu dans ses pensées comme dans sa vie, Daniel déambule à travers le décor urbain de la capitale belge, cette ville qu’il dit atteinte du syndrome de la „bruxellisation“, par quoi on désignerait, lui a expliqué un ami, „le développement d’une ville en complet désordre, sans égard pour rien, comme un monstre qui rogne la ville de l’intérieur“.
Et, comme chez Verlaine, le décor est à l’image du narrateur, rogné lui aussi par un monstre – celui de l’indécision, celui d’une dépression qui le vide de l’intérieur, celui d’une peur existentielle. „Tout était incertain, entre des options et possibilités dont je venais de couper une bonne partie“: Daniel a peur des horizons qui s’ouvrent à lui, mais il éprouve également un sentiment de désespoir quand il pense à ceux-là qui se sont déjà fermés – la relation naissante avec Anna, ruinée par une soirée estudiantine trop abreuvée, qui l’a fait vomir plutôt que de s’occuper de la jeune fille attristée; l’été passé avec Sarah, qui lui a „appris des choses, sur son corps, sur le mien“, mais surtout, l’attrait qu’il ressentait pour Paul, jeune écrivain chez les parents duquel il s’était installé et dont il a dû quitter le domicile, couvert de honte après que la mère eut interrompu un roulage de pelles dans le lit de l’auteur.
Cette première expérience homosexuelle, expédiée en quelques pages, comme si le narrateur était imprégné par la honte dont son geste semble avoir couvert la famille bourgeoise, est suivie par une idylle hétérosexuelle avec Marie, une jeune Allemande qui travaille à la Commission européenne et avec qui Daniel, dont le vrai nom est Danilo Casiraghi, partage une nostalgie pour leurs pays d’origine respectifs.
Face à cette impression de cul-de-sac, d’horizons bouchés, face à la flemme que l’obligation de vendre sa musique et son talent pour en vivre engendre chez lui, Daniel prend la décision de larguer les amarres, d’embrasser d’autres horizons, d’oser être heureux, peut-être, même si le bonheur est toujours un état fugace, fragile.
Cette nouvelle, il compte l’annoncer la veille de son envol pour les États-Unis, raison pour laquelle il a rassemblé l’intégralité ou presque de ses amis, dont Martin, un saxophoniste avec lequel il aime improviser, Boris, un peintre rencontré dans la galerie de Clara, la sœur de Paul ou encore Stéphane, le barman grisonnant qui en a vu de toutes les couleurs, dans un bar.
Ces courts chapitres qui relatent la dernière soirée bruxelloise de Daniel constituent un récit-cadre permettant à l’auteur de relater, dans des chapitres plus longs, la vie passée du narrateur, de ses débuts incertains à sa routine pianistique en passant par les déceptions encaissées – ses parents qui refusent qu’il fasse de la musique son métier, son échec au premier prix au Conservatoire, les impasses relationnelles dont il fait l’expérience – et les courts moments de bonheur liés à des expériences amicales, érotiques et musicales.
Parfait Bildungsroman qui relate les premières expériences d’une vie adulte dans un monde de plus en plus complexe et fait un premier bilan des déconvenues d’une jeunesse contemporaine, „Parfois la nuit se tait“ dessine le portrait d’un jeune homme sensible, balloté par les différents possibles, qui trouve son seul havre de paix dans le monde flottant de la nuit.
Souriez, vous êtes flemmards
Hélas, l’auteur traduit un peu trop bien cette impression d’impasse et de flemme au niveau de l’écriture et de la narration. Bien que le roman comporte maints passages d’une grande élégance stylistique, que sa structuration soit habile et que l’auteur maîtrise parfaitement ce rythme narratif binaire entre présent et passé, la narration est criblée de redondances, tant au niveau stylistique – des termes comme „beau“, „moche“, „triste“ et, surtout, „sourire“, dont on a relevé pas moins de 138 occurrences sur les quelque 200 pages que fait le roman, sont usés jusqu’à la corde, devenant des mots passe-partout qui réduisent le réel là où la littérature devrait au contraire rendre compte de sa richesse et aller à contre-courant de cet évidement du langage au quotidien – qu’au niveau narratif, sémantique.
Là où Daniel veut déconstruire la musique classique – „Bach avait besoin d’être modernisé et j’étais là pour le faire“, dit ce jeune homme arrogant, comme si personne d’autre avant lui n’en avait eu l’idée, alors qu’ailleurs, il dit qu’il ne „fallait pas reprendre les clichés, mais les tordre“ –, son récit est de facture on ne peut plus classique, qui n’évite de surcroît pas toujours les moments un peu kitsch (les souvenirs d’une enfance en Allemagne rurale, les scènes d’amour, trop pudiques) ou des formules pseudo-poétiques („contempler l’imperceptible“), réduisant l’audace esthétique pourtant programmée en début du roman à un tour de magie un peu éculé – en fin de compte, ça n’est peut-être pas un hasard si la chanson des Libertines que Daniel transforme en morceau de jazz est „What Katie Did“, qui est un des titres les moins punk du groupe, plus proche d’une balade qu’autre chose.
Ainsi, sa flemme, sorte de nausée sartrienne mise en sourdine, peine longtemps à trouver un contenu, le narrateur arpentant Bruxelles ou les différents lieux de villégiature – la Grèce, l’Italie, l’Allemagne – comme à la recherche de temps à perdre – pour lui, et aussi parfois pour le lecteur. Quand il finit par en découvrir de possibles fondements – une homosexualité non assumée, peut-être, ou encore sa responsabilité de mâle dans un monde toujours encore gouverné par la misogynie, les blagues graveleuses, les cas de #metoo et la culture du viol –, le récit ne va pas assez loin, qui les traite de façon presque ornementale, comme s’il s’agissait d’un passage obligé.
Quand il est confronté aux regards lubriques que François, pilier de bar et ancien humoriste qui a fait son pain avec des blagues salaces qui ne furent jamais vraiment drôles, réserve à son amie Carlotta, Daniel est indigné – et il l’est encore bien plus quand Clara lui confie une histoire de viol, commençant à s’interroger sur sa responsabilité: „Je sentais que j’étais dedans, moi aussi, dans ce lot, malgré moi, avec tous les privilèges que je n’avais jamais mis en question, tous les silences des nuits, si agréables pour moi et si mortifères pour d’autres.“
Mais ces scènes, poignantes, ont du mal à s’agencer dans le récit d’une flemme existentielle et esthétique, un peu comme les pièces du mauvais puzzle, là où elles auraient pu figurer une clé de lecture, en sol ou en do, de la personnalité du narrateur et du roman tout entier.
Info
Antoine Pohu, „Parfois la nuit se tait“, 2023, capybarabooks, 216 pages, 19 euros
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