Ça commence comme un soir à la campagne tout ce qu’il y a de plus banal – elle, Corinne (Claire Cahen), découpe quelque chose dans un magazine, lui, Richard (Ali Esmili), rentre du travail. Lui est médecin de campagne, elle est femme au foyer, qui s’occupe de leurs deux enfants. Le couple n’a emménagé que récemment dans la nouvelle maison, laissant la ville derrière eux, allant à rebrousse-poil de cette désertion rurale à la mode, réinvestissant la campagne pour plus de tranquillité – et pour que Richard puisse assister son collègue Maurice, un sacré personnage celui-là, qui parle le latin, cite Virgile, qu’on ne verra jamais, mais dont le rôle, perturbateur, étrange, sera crucial pour la pièce.
C’est, en tout cas, la version du réel qu’on nous sert, que ce couple soupe jusqu’à plus faim, comme un plat réchauffé, qu’on avale par habitude, sans y prêter attention. Pourtant, ce soir-là, quelque chose, on le pressent d’emblée, fera dérailler cette version du réel. Quelque chose va pimenter leur insipide quotidien, va déchirer le voile du mensonge pour faire enfin apparaître un peu de vérité.
Ça commence insidieusement, avec le mari qui s’étonne de ce que son épouse découpe quelque chose – tu ne fais jamais ça, lui dit-il, et cela sonne comme un reproche. Il est clair d’emblée – grâce à la mise en scène, subtile, lisible, efficace – que ces deux-là partagent un lourd passé, fait de méfiance, de faux-pas, de querelles, de rabibochages à contrecœur, de consolations factices, de fleurs et de cadeaux censés colmater les fissures par où l’amour a fui, a déserté depuis longtemps.
C’est une comédie qu’ils se jouent, mais qu’ils jouent mal et sans conviction: „Embrasse-moi“, dit-elle. „Je t’ai déjà embrassé“, rétorquera-t-il. „Alors embrasse-moi encore“, exigera-t-elle, alors qu’il se tortille en une chorégraphie du désistement. Cette scène, véritable leitmotiv de leur couple, est devenue leur sonate de Vinteuil – elle est ce qui reste au couple quand l’amour et la confiance sont allés à vau-l’eau.
Un monde se lézarde
On découvrira donc bien vite que Richard a ramené quelqu’un – ou plutôt, quelqu’une, donc – à la maison – une femme qu’il dit avoir trouvé au bord de la route, inconsciente, c’était son métier que de la ramener, insiste-t-il, se défend-il – cet homme ne fait que se défendre.
Sauf que le téléphone sonnera, et qu’il apparaît que, pour sauver cette jeune inconnue qui n’en est pas une, il a raté une visite médicale chez un patient, un oubli qui se sera avéré fatal. Sauf qu’il s’emmêlera vite les pinceaux, dans son récit inventé de toutes pièces – car le problème avec le mensonge, c’est qu’il est comme une mauvaise pièce de puzzle qui s’insère mal dans le tableau du réel, c’est qu’il ne vient jamais seul, qu’il devient vite multiplicateur parce qu’il fait de la réalité une pâte malléable alors que la réalité, elle, parfois, ne se laisse pas pétrir. Sauf que, à défaut de parler, ce sont toujours les mots qui nous parlent, qui nous relèvent, nous dévoilent – et qu’on prend conscience de l’ampleur du désastre, du refoulé de ce couple quand elle lui dira qu’il avait pourtant juré d’„arrêter“.
Car tout, dans l’univers de cette pièce, est en toc – la maison d’abord, qui n’en est pas une, c’est une grange réaménagée, d’où certaines aberrations architecturales qui auront leur importance au fur et que la pièce met la lumière sur les non-dits, sur la nature véritable de l’ogre qui l’habite, cette grange. Les cadres, ensuite, qui ne contiennent rien, comme si tout ce que ce couple pouvait exhiber était son propre vide. Le papier peint encore, aux motifs floraux, niais, qui se trouvent reproduits sur à peu près tout mobilier ou élément de décor, et qui, plutôt que de cacher le malaise, n’en devient qu’une métonymie criante, kitsch de surcroît.
Les paroles, enfin, qui essaient maladroitement de boucher les trous, de remplir de mots creux le silence alors que les ellipses, les gênes, les insistances, les répétitions sont autant de signaux d’alarme, autant de panneaux indicateurs qui signalent de faire marche arrière, de ne pas s’enfoncer dans cette impasse, cette route sans fin qui mène à cette maison où Rebecca (Clara Hertz) n’aurait pas dû venir – car contrairement au conte de fées, la jeune inconnue, qui étudie l’Histoire et les vieilles pierres, se réveillera de son plein gré au milieu de la maison et, remontée face aux promesses vides de son amant, ne s’en laissera pas conter, saccageant la façade que s’est construit se couple sans savoir dans quoi elle a mis les plats.
L’on se rappelle la première excursion de Véronique Fauconnet dans l’univers de Martin Crimp avec „Objet d’attention“, montée en pleine pandémie et au TNL, qui évoquait le confinement, la violence faite aux enfants, faisant écho à la „Chanson douce“ de Leïla Slimani, qui traitait d’un sujet similaire.
Si Martin Crimp – et Philippe Djian, dont le travail de traducteur est ici bien plus convaincant que celui accompli en tant que romancier dans son nouveau roman „Sans compter“ – maîtrise l’art d’instiller du malaise en jouant sur les non-dits, Véronique Fauconnet parvient, avec „La campagne“, à renforcer encore ce sentiment, grâce à l’étroitesse de la scène au TOL, qui sied plus au huis clos que les profondeurs du TNL, grâce aussi au jeu des trois acteurs, qui maîtrisent avec brio l’art de l’ellipse et du non-dit et qui parviennent à installer une tension au couteau – ou aux ciseaux, plutôt –, grâce encore au sens du rythme de la mise en scène, grâce, enfin, à la scénographie de Joanie Rancier, qui nous livre les clés d’une partition qui, d’abord opaque, finit par résonner avec une clarté cauchemardesque.
Info
Prochaines représentations le 28, 29, 30 mars et le 1er, 15, 19, 20, 21, 22 avril au TOL à 20 heures
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