Isabella Testa (Nicole Dogué) vit seule avec son fils Michele (Mathieu Moro). Son quotidien tourne autour de ce fils adulte qu’elle couve comme une mère-poule et qui n’en fait qu’à sa tête, répétant à autrui ce qu’il aurait mieux fait de taire, demandant sans cesse quand rentrera enfin son père décédé il y a des années, perdant (ou volant) l’argent qu’elle lui donne pour aller faire des courses que sa santé déclinante ne lui permet plus de faire elle-même.
Et puis un jour, Sandra (Delphine Sabat), qui est restée sans donner de ses nouvelles pendant dix ans, se pointe pour annoncer à sa mère qu’elle va se marier en même temps qu’elle précise qu’il est exclu que son frère assiste au mariage, puisqu’elle aurait tu à son futur mari et à la famille de celui-ci qu’elle en a un, de frère.
Ayant grandi dans l’ombre de ce frérot pas comme les autres, Sandra en veut à sa mère de ne jamais s’être intéressée à elle, de l’avoir négligée, elle qui, bien qu’elle ait fait des études de lettres, passe son quotidien à travailler pour les RH d’une entreprise de téléphonie, boulot abêtissant qui ne lui procure aucune joie – et qui est convaincue que son frère ne gagne rien à rester ainsi dans les pattes de sa mère vieillissante alors qu’elle les verrait bien plus heureux, Michele et sa mère, si l’on prenait soin de son frangin dans ce qu’elle appellera toujours de façon euphémistique un „centre“.
Mathieu Moro campe un Michele touchant, ce qui n’a rien d’évident, eu égard au fait que le sujet était assez casse-gueule et qu’il est toujours délicat de montrer – donc de mimer – un handicap sans tomber dans le vulgaire, la parodie, voire dans une sorte de simplification disrespectueuse (on se rappelle les propos de Tom Hanks qui disait récemment ne plus pouvoir s’imaginer jouer Forrest Gump).
Nicole Dogué, elle, est émouvante en tant que mère qui se voile la face sur la gravité de l’état du fils et qui, remplie d’amour maternel et d’inquiétude, a sacrifié toute une vie, la sienne, et la possibilité du bonheur pour s’occuper de ce fils: à un moment, Sandra explique à son frère que leur mère ne sourit jamais – et le spectateur de réaliser que c’est vrai et de comprendre à quel point cette femme porte sur ses épaules le lourd fardeau d’un fils dont le comportement oscille entre béatitude naïve, bouderie infantile et espiègleries hyperactives.
Si la décision de Marja-Leener Junker de donner d’assez grands rôles à ses jeunes comédien.ne.s est plus que louable, la Sandra de Delphine Sabat déteint un chouia par rapport aux deux autres performances, surjouant à certains moments légèrement – plus de réticence dans son jeu, par moments excellent, aurait renforcé encore plus sa révolte, sa tristesse, son déchirement entre haine du frère et empathie véritable.
Une scénographie comme une métonymie
La scénographie, réalisée par la toujours ingénieuse Anouk Schiltz, est de toute beauté, Schiltz jouant sur la taille réduite de la scène du Centaure pour montrer une condensation quasiment métonymique du chez-soi – ainsi, les personnages entrent et sortent par le réfrigérateur, qui fait office de porte d’entrée, comme pour raccourcir le moment entre la sortie pour faire les courses – c’est une des occupations principales de Michele – et leur stockage.
Tout au long de la pièce, des espaces s’emboîtent ou se métamorphosent, telle armoire se transformant en minuscule chambre, tel coin se mutant en bureau RH de la boîte de téléphonie où Sandra, dans une scène assez hilarante, fait passer un entretien d’embauche à Claudia, une ancienne, lointaine et assez naïve camarade de classe de Michele, interprétée avec brio par Tiphanie Devezin.
Quand on se rappelle à quel point les intérieurs d’appart donnent parfois, dans le théâtre (luxem)bourgeois, lieu à des scénographies paresseuses, il est jouissif de voir les personnages entrer et sortir du frigo, de voir Isabella s’allonger dans sa chambre sous l’évier ou la cuisine se transformer en salle de loisirs du centre, Anouk Schiltz parvenant à montrer de façon ludique le confinement de ces existences esseulées, la façon dont ils se trouvent constamment à se marcher sur les pieds – dans tous les sens du terme.
Car ce qui émeut aussi, dans la pièce, c’est que les personnages sont assez complexes, assez nuancés pour qu’on arrive facilement à les comprendre et à compatir avec eux tous, le personnage de Claudia venant glisser un peu de jeu, un peu de rire – ce à quoi contribuent aussi les intermèdes musicaux, qui ancrent „Ensemble“ dans son contexte géographique napolitain – dans une pièce dont la thématique aurait pu aboutir à un traitement bien plus suffocant et mélodramatique.
„Ensemble“ est une pièce sur des écorchés vifs, des gens blessés par la vie, par une situation injuste, qui leur fait se demander ce que diable ils ont bien pu faire pour mériter cela. C’est pour cela que la mère se voile la face et que Sandra mène une vie loin du noyau familial, allant jusqu’à prétendre qu’elle n’a pas de frère qui, lui, à un moment déchirant, réalise qu’il est différent des autres et le formulera avec une sincérité qui fait d’autant plus mal qu’elle est en fort contraste avec le parler autour, le parler pour enfouir, avec ce langage auquel recourt la mère, un langage-écran qui sert avant tout à contourner le noyau traumatique de son existence.
Dans une scène poignante, Isabella, qui adore les mots croisés, hésite sur le mot à mettre pour „désarmants parce qu’ils sont désarmés“ avant de réaliser que ce mot en dix lettres censé commencer par un h désigne son propre fils. „Handicapés“, murmure-t-elle avec un désarroi et une consternation d’autant plus grandes que ces mots croisés sont censés la divertir, précisément, de ce quotidien qui la ronge lentement. C’est quand la langue parle en dépit de nous que le vernis de l’illusion s’écaille et que le monde commence à montrer son vrai visage. Dans cette scène se condense toute la beauté d’un texte que Marja-Leena Junker a mis en scène avec délicatesse et empathie.
Prochaines représentations le 7, 8, 11 et 12 octobre à 20 heures et le 6, 9 et 13 octobre à 18.30 heures au Théâtre du Centaure.
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