Après „Novecento“, merveilleux monologue sur un pianiste surdoué qui passe une vie sans jamais toucher la terre, „Smith & Wesson“ est la deuxième production théâtrale d’Alessandro Baricco, prodige des lettres italiennes qui a commencé à écrire des romans parce qu’il ne trouvait pas en librairie les livres qu’il aurait bien aimé lire, qui a fondé la Scuola Holden, école de narratologie, et qui est, depuis „Castelli di rabbia“, „Oceano Mare“ et „City“, le représentant italien d’une certaine vulgarisation de l’école postmoderne telle que la pratique aussi Paul Auster.
On retrouve, du coup, dans ce „Smith & Wesson“, des sujets chers à Baricco: il y a, d’abord, ces personnages hors du commun, qui ne se contentent pas des contraintes que la société leur impose et qui veulent, à tout prix, s’en échapper. Il y a cette loufoquerie qui est propre à l’auteur et qui, dans les dialogues comme dans la mise en scène, débouchent sur des moments très, très drôles. Et il y a, comme dans „Castelli di rabbia“, cette fascination un peu romantique pour les destins extraordinaires de ce temps des débuts de l’industrialisation où le monde n’était pas encore cartographié et où il restait du jeu.
Et du jeu, il y en a, dans „Smith & Wesson“, dont l’action se situe en 1902, non loin des chutes du Niagara, endroit où les hommes viennent ou bien pour se marier, ou alors pour se suicider. Alors que son père, légende locale, réussissait à repêcher vivants ceux qui essayaient d’y mettre fin à leurs vies, Jerry Wesson (Laurent Caron), passe ses journées à repêcher des corps. Ce quotidien un peu morbide est interrompu un beau jour où Wesson, alité pour remettre en place ses organes, comme il le dit, a de la visite.
Enter Tom Smith (Christophe Lambert), un inventeur de génie poursuivi pour escroquerie dans plusieurs états d’Amérique, météorologue féru, collectionneur de datas acharné, têtu, charmant, mais par moments un peu colérique – surtout quand son interlocuteur manque de précision dans le choix des mots qu’il emploie – car les mots, dira-t-il, sont de petites machines très exactes, qu’il faut soigneusement respecter. Les deux deviennent bien vite meilleurs amis et le duo est rejoint par la journaliste Rachel Green (Lou Chauvain), qui loge chez l’énigmatique madame Higgins et qui fut envoyée par son rédacteur en chef recueillir un scoop aux chutes du Niagara.
Comme elle en a plus que marre d’un milieu gouverné par les mâles, où elle n’est bonne qu’à servir le thé et sucer le patron, qui semble d’ailleurs s’être bien foutu de sa gueule, à l’envoyer ainsi dans un endroit où il ne se passe jamais rien, elle essaie d’embarquer les deux dans une entreprise folle: créer elle-même un scoop en plongeant dans les chutes du Niagara non pas pour se tuer, mais pour en sortir vivante. Alors que Smith devra concevoir un tonneau qui résistera à la chute, aux torrents et aux tourbillons, Wesson devra calculer la trajectoire de lancement et l’exact lieu où il la repêchera.
Albatros baudelairiens
Quand on lit son essai „The Game“, l’on constate que l’amour de Baricco pour l’âge industriel, qui est un peu son espace de jeu fictionnel, se double aussi d’un mépris du monde contemporain tel que nous le vivons. Cela se traduit dans „Smith & Wesson“, où la charge sociétale est légère quoique réelle: si cette pièce est une tragi-comédie, c’est aussi parce qu’elle montre à quel point les existences non normatives sont repoussées à la marge. Smith a beau être un inventeur de génie, il est on ne peut plus inadapté à un monde qui le traite comme un criminel, Wesson est un pêcheur de cadavres qui désespère de ne pas pouvoir sauver des vies et Green est, malgré son charme fou, une jeune femme désespérée par un monde viril qui ne lui accorde aucune place, monde qui la pousse donc à risquer sa vie, seul moyen pour qu’il la gratifie de son attention.
On retrouve, dans „Smith & Wesson“, ces moments d’emphase et de pathos, où Baricco parfois en fait trop ou recourt à des métaphores trop évidentes – le tonneau qui, emporté par les flots, métaphorise la vie, rejoint d’un peu trop près le circuit de course miroitant un parcours de vie qu’imagine Ultimo, dans „Questa Storia“. Et il y a aussi ces personnages parfois un peu trop excentriques, comme si la littérature ne pouvait jamais chanter que l’extraordinaire, servant d’exutoire ou de rêve d’échappatoire à nos existences souvent un peu ternes.
Mais ces (minimes) écueils, qui avaient un peu gêné lors de la lecture de la pièce, sont comme évaporés lors de la représentation, mise en scène par Baricco lui-même. Bien qu’il s’agisse d’un théâtre très classique et donc fortement narratif, tout y fonctionne, grâce notamment au jeu absolument magnifique des trois acteurs principaux, qui incorporent leurs personnages de façon impressionnante et qui insufflent vie aux dialogues malicieux et espiègles de l’auteur, grâce encore à la scénographie intelligente de Maggy Jacot, où les décors mobiles apparaissent du noir scénique comme dans un rêve, qui joue avec des effets de miroir et où les objets, comme dans un monde onirique, sont toujours un peu obliques, grâce enfin à une mise en scène qui, dans son cadre conventionnel et classique, est à la fois précise et inventive, toute entière au service de son texte et de ses personnages, auxquels elle confère une vraie profondeur.
Car en fin de compte, les personnages de Baricco sont toujours, tous, des albatros baudelairiens: ils sont inadaptés, un peu gauches, ils cassent les meubles au lieu de les sauver – mais finalement, ils sont terriblement touchants, car terriblement humains. Même si, parfois, il leur arrive de tirer à balles fictionnelles sur des pandas en peluche.
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