Troisième pièce d’Eugène Ionesco, maître de l’absurde et de l’incongru aux côtés de Samuel Beckett, „Les chaises“ est, comme le dit l’auteur, une pièce autour d’un vide ontologique. En son centre se trouve une obsession qui est présente aussi dans „Le roi se meurt“: celle du vide que laisse toute mort et celle, plus philosophique, de notre rapport au réel, que vient questionner la réalité de notre mort, puisque non seulement la place et l’importance que nous y occupions est alors réduite à néant mais que le monde tel que nous le percevions, tel que nous le concevions, s’évapore.
C’est le fameux piège solipsiste dont aura tant débattu Ludwig Wittgenstein, l’un des rares philosophes à avoir trouvé dans le langage un contre-argument à l’impression du solipsiste d’être la seule vraie conscience au monde. Chez Ionesco, cette réponse est, peut-être, le couple.
Dans „Les chaises“, un vieux couple, marié depuis plus ou moins toujours, s’est retiré d’un monde en lambeaux pour aller vivre ses dernières années sur une île. Plongé dans une solitude totale, le couple passe son temps à se raconter les mêmes petites histoires tendres, un peu comme s’il répétait en permanence pour une pièce qui ne va jamais vraiment être représentée. Pourtant, le soir pendant lequel se déroule la pièce, quelque chose vient briser le ronronnement de leurs jours paisibles: sentant la fin de leur vie s’approcher, le couple convie pour une dernière fois une ribambelle improbable de convives invisibles, puisque le Vieux a travaillé tout au long de sa vie sur un message, qu’il s’apprête à dévoiler au monde entier, convoquant pour ce faire un Orateur, convaincu que celui-ci saura mieux s’exprimer sur la chose que lui.
Histoire de fantômes
Pour son adaptation de cette pièce à la fois absurde et fantastique, le metteur en scène roumain et hongrois Gábor Tempa table sur une scénographie (Dragos Buhagiar) magnifique, avec un plafond qui réverbère de façon défigurée cette maison émaillée d’une ribambelle de portes par lesquelles s’immisceront les hôtes invisibles de cette étrange et fantasmatique soirée. Cet assemblage de bric et de broc, avec ses chaises de guingois symbolise comme l’envers du décor, donne à lire une ontologie moins rassurante que celle, plus consensuelle, du monde tel que nous nous sommes accordés à le voir et qui est comme représentée par ces intérieurs où nous nous mettons à l’abri des questions existentielles. C’est sur le plancher de la maison que Patrick Le Mauff et Oana Pellea incarnent ce couple par moments touchant, souvent en plein délire, qu’ils déplacent les chaises de plus en plus nombreuses pour accommoder leurs hôtes invisibles, qu’ils accueillent, entourloupent, raillent.
Le hic, c’est que des adaptations de ces „Chaises“, il y en a eu une flopée. Si celle de Tempa n’a que peu de choses à se reprocher – le jeu des acteurs est bon, la scénographie de toute beauté et il n’y a que les effets sonores qui, trop grossiers, trop évidents, trop ostentatoires, déteignent – il y manque peut-être une âme véritable, quelque chose qui ancre cette pièce dans le contemporain, qui enrobe ce texte d’autre chose que d’une esthétique léchée.
Des vieux ou des gens en loques qui débinent des absurdités, on a un peu l’impression d’en avoir fait le tour avec les nombreuses adaptations de pièces de Beckett, d’Ionesco (ou tant d’autres inspirées par ces deux auteurs) – et les quelques trouvailles de la mise en scène, comme cet Orateur sous forme de robot digne d’un film d’animation de Pixar, ne suffisent pas tout à fait à actualiser le propos du texte.
Si la poésie de l’absurde opère toujours, l’on s’imagine ce qu’une telle pièce, qui reste une réflexion poignante sur la vieillesse et la mort, aurait pu donner si on l’avait plongée dans le contexte actuel, où les révélations récentes sur le traitement des vieux dans les EHPAD éclaire la mortalité et la fin de vie d’une toute autre façon, bien moins poétique – car ce qui inquiète aujourd’hui, ça n’est plus une absurdité ontologique mais celle, bien plus grave puisqu’on pourrait y remédier, du néolibéralisme.
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