Depuis 2004, les Éditions de l’Olivier ont entrepris la publication des œuvres d’Aharon Appelfeld, l’un des grands romanciers israéliens de la fin du XXe siècle, né en 1932 à Czernowitz, en Bucovine, mort en 2018 à Petah Tikva et enterré sur les hauteurs de Jérusalem. Dernier titre paru de son vivant, „La Stupeur“ – que l’on découvre ici dans la traduction de l’hébreu de Valérie Zenatti – est une réplique poignante, d’une actualité brûlante, donnée à l’insoutenable banalité du mal.
À l’âge de neuf ans, Aharon Appelfeld connaît le ghetto, puis la séparation de son père – sa mère a été tuée en 1940 – et la déportation dans un camp à la frontière ukrainienne dont il réussit à s’évader à l’automne 1942. Recueilli par l’Armée rouge, il traverse l’Europe pendant de longs mois, avec un groupe d’adolescents orphelins, avant de rejoindre l’Italie et de s’embarquer clandestinement pour la Palestine.
Ses personnages lui emboîteront le pas et suivront, inlassablement, le même parcours erratique. „La Stupeur“ s’ouvre sur une journée ordinaire d’une jeune paysanne dans un village ukrainien blotti entre les Carpates et la rivière Pruth. Comme tous les matins, Iréna se plaint de ses migraines et de la brutalité de son mari, puis se met à regarder par la fenêtre et y découvre une scène sidérante: ses voisins juifs se tiennent debout, alignés devant leur épicerie et surveillés par un gendarme armé. Tout en vaquant à ses occupations, la jeune femme s’étonne de voir les Katz – le père, la mère et leurs deux filles – figés dans cette posture humiliante, mais elle en parle avec distance, comme si c’étaient des étrangers, et non les voisins dans le magasin desquels elle a travaillé. Lorsque Ilitch, le gendarme, hisse son fusil sur l’épaule, Iréna le suit des yeux avec anxiété : „À son âge, mieux vaut rester assis sur un balcon que surveiller les fauteurs de troubles, pensa-t-elle. (…) Voir ses voisins alignés ne l’étonnait plus. Il lui semblait qu’ils s’étaient placés ainsi d’eux-mêmes pour l’agacer, et agacer le voisinage.“
Après quelques tâches ménagères et une courte sieste, Iréna jette un nouveau coup d’œil par la fenêtre: les Katz sont désormais agenouillés, alors que trois gendarmes les contemplent „comme des bêtes paresseuses méritant le fouet“. Ils seront bientôt matraqués, puis obligés de creuser une fosse d’un mètre et demi de long et d’un mètre de large. Pendant tout ce temps, Iréna, brave fille, leur donnera un peu à manger, sans oublier que „ce sont des Juifs“, et les gens du village disent depuis longtemps qu’il faut s’en méfier, parce qu’ils „apportent la confusion dans le monde“ et „cherchent toujours à vous voler votre conscience“. Et comme les Allemands sont des gens cultivés, s’ils ont ordonné à Ilitch de les tenir en joue, c’est forcément pour une bonne raison.
Iréna voit, Iréna refuse de croire, Iréna se rendort à côté de son abruti de mari. Ce n’est qu’au petit matin, lorsqu’elle découvre la fosse comblée, ressemblant à „un plan d’oignons aux bulbes arrachés“, qu’il lui devient impossible de rester plus longtemps dans le village. Fuyant son passé et les images qui la hantent – au bord de la route, tous les kilomètres, une pancarte proclame désormais „Zone nettoyée de ses Juifs“ –, Iréna se lance dans un long périple qui l’emmènera au bout de la „stupeur“, la sienne et celle des femmes qui souffrent comme elle de n’avoir rien fait. En compagnie d’Aharon Appelfeld, la route est longue et le remords sans fin. À mi-parcours, on peut encore murmurer qu’on ne les a jamais aimés, ses voisins („Leur passivité la révoltait. Celui qui ne fuit pas une fosse qu’il a lui-même creusée est un être défaillant“), mais au bout de ce chemin qui ne mène nulle part, force est de constater qu’on a été „complice d’un assassinat“ et qu’on le restera à jamais („Parce que je ne les ai pas aidés. Parce que je ne les ai pas cachés.“).
Lorsque l’épidémie de typhus éclate et les prêtres n’arrivent pas à l’arrêter, lorsque les gens cherchent désespérément à fuir leur maison, une plainte s’élève du plus profond de cette jeune paysanne qui fut jadis un témoin muet parmi d’autres et qui est en passe de devenir une exaltée, une „hérétique“, une „sorcière“ : „,Dieu tout-puissant, dis-moi ce que je dois dire aux gens.‘ Puis on but beaucoup, on se tut longtemps, on pleura. Iréna allait d’une femme à l’autre en réclamant: ,Donne-moi ta peur.‘ (…) La nuit, elle prêchait, et voici ce qu’elle disait: Levez-vous et demandez pardon aux assassinés. Clamez que Jésus était juif. Que ses parents et grands-parents étaient juifs.“
Au pied des Carpates qui finissent par ressembler aux montagnes de Galilée, le cercle des fantômes se resserre inexorablement autour de ceux qui ont cru pouvoir lui échapper. Au terme de plusieurs jours de marche, Iréna constate qu’elle n’a cessé de tourner en rond: „les mêmes maisons, les mêmes auberges, les mêmes hommes qui lui lançaient un regard mauvais“. Depuis „Histoire d’une vie“ jusqu’à „La Stupeur“, en passant par „Le Temps des prodiges“, les pèlerins d’Aharon Appelfeld refont le même parcours d’exil et d’errance, en quête éperdue d’une introuvable humanité. Leur monde a explosé après une effroyable catastrophe, mais ils ne désespèrent pas d’en recueillir des fragments intacts au bord du chemin.
Corina Ciocârlie
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