Quoi de neuf chez le maître américain du roman noir depuis la fin de la trilogie „Underworld USA“ et ses derniers opus? Du „baaaaaaaaad“, comme dirait James Ellroy, lui qui agrémente régulièrement sa phrase – à l’écrit comme à l’oral – d’une dérive de voyelle qui amplifie ses effets en surjouant l’emphase. Parce que le monde est plus noir que noir et que lui (seul ou presque) le sait. Quoi de neuf donc ? Du sale, du bien sale, du carrément méchant, du sans espoir, du toujours plus pourri au Royaume d’Amérique … On peut adorer, on peut aussi craindre l’usure – et un de ces jours la lassitude du lecteur, devant une vision du monde en général, et de l’histoire des États-Unis en particulier, qui porte tous les stigmates du complot généralisé, version hardcore, bombe atomique et assassinat de Kennedy compris.
Mais quoi qu’il en soit, tout au long de son dernier roman, „Panique Générale“, dans lequel on retrouve un personnage croisé ici et là dans l’œuvre d’Ellroy, ce dernier donne bel et bien à nouveau une leçon de swing, et la traductrice, Sophie Aslanides, qui a repris le flambeau après le long office de Jean-Paul Gratias pour la version française, n’y est certainement pas pour rien.
Les confessions de Freddy Otash, le „Pervdog of the Nite“, le „Despote des potins“, cet ex-flic véreux, cet homme de main ou de rien, „avec trop de passé et pas d’avenir à perdre“, restent stylistiquement compétitives, même si les enchaînements d’une turpitude à une autre, dopés à la benzédrine et à d’autres substances en vogue dans la Cité des anges des années cinquante, finissent par épuiser quelque peu le ressort des bonnes volontés. Mauvaise nouvelle: il est à craindre que, un jour ou l’autre, Ellroy ne s’adresse à peu près plus qu’à lui-même. Bonne nouvelle: on peut sereinement parier que, là encore, il restera plus ou moins captivant.
En attendant, le sniper Ellroy poursuit à la dynamite sa contre-histoire occulte de l’Amérique, et la cible qu’il choisit dans „Panique générale“, c’est l’invention de la presse à scandale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sorte d’ancêtre trash des réseaux sociaux d’aujourd’hui, où tout est affirmé en permanence par tout le monde, avec course au scandale et au graveleux. Mais à l’époque où sévit Freddy Otash, le ragot cultive toujours sa forme artisanale, l’ordure se travaille encore à la main, ou quasi. Certes, ce gros balèze de Freddy emploie fréquemment la manière forte pour extorquer les pires informations, celles qui font piaffer de plaisir les lecteurs de „Confidential“, ce torchon qui, pendant quelques années, transformera l’ordure en or pur. Drogue, défonce sexuelle, proxénétisme, activités anti-américaines, délits et crimes divers, tout y passe et rien ne semble suffisamment tordu pour satisfaire la frénésie de celles et ceux qui peuplent les bas-fonds de Hollywood: stars de cinéma, starlettes abusées, hommes politiques, flics corrompus, maîtres-chanteurs, dealers et communistes, agents du maccarthysme et cinéastes dépravés …
Entre puritanisme de surface et perversion des profondeurs, le portrait de l’usine à rêves version Ellroy fait froid dans le dos: une cour des miracles placée sous sécobarbital, un monde de paranoïa où relation = trahison. Du fond de son purgatoire, Freddy Otash (1922-1992) est tenu de se confesser pour échapper aux enfers. Trois cents pages plus tard, on voit mal ce qui lui éviterait les flammes de la géhenne jusqu’à la fin des temps, malgré son vague à l’âme en fin de course, alors que les meurtres s’enchaînent et que ce grand témoin de la décadence, lui-même doté „d’une bite de briseur de ménages“, est de plus en plus manipulé par les uns (patrons de tabloïd) ou par les autres (le LAPD en mal de révélations): „Je suis toujours le Pervdog of the Nite. Je continue à chercher les embrouilles et à épier par les fenêtres que je vois sur mon chemin. J’ai croisé et fracassé pas mal de vies sur le chemin en question. Je me sens seul de toutes ces vies perdues. Je les épie de loin et je suis de loin les chemins qu’elles ont choisis.“
Au fond des égouts éventrés tout au long des pages de „Panique générale“, on trouve les plus beaux spécimens du show-business, dont Ellroy entend dévoiler les perversions plus ou moins notoires, plus ou moins fantasmées: Rock Hudson, Liz Taylor, Robert Mitchum, James Dean, Nicholas Ray, Marlon Brando, Lana Turner … Tout le monde de „Zarbiwood“ en prend outrageusement pour son grade, jusqu’au dégoût, sur fond d’essai nucléaire dans le désert du Nevada, transformé en feu d’artifice mondain: „Il y a Robert Mitchum et une petite caille frémissante. Je vois Marylin et Lee Strasberg, Ingrid Bergman et Roberto Rossellini. Tout le monde a l’air heureux, vidé d’avoir trop baisé. Tout le monde a une bouteille pour fêter l’événement. […] Le monde est balayé par un grand souffle. Le sol tremble. Le ciel s’illumine en mauve et rose. On lève nos bouteilles et on applaudit. Les couleurs s’estompent, englouties par une lueur blanche aveuglante. Je tiens Liz Taylor par la taille. Je regarde Ingrid Bergman droit dans les yeux.“ Rien que ça. Pour le reste, Freddy Otash „coince des cocos“, sous-traite du film porno, déballe la vie privée des stars, piège des politiques, place sous écoute les militantes, multiplie les parties fines dans son baisodrome … L’ordinaire, quoi.
Laurent Bonzon
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