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Passion livresFontaine de jouvence: Gabriela Adameșteanu

Passion livres / Fontaine de jouvence: Gabriela Adameșteanu
Gabriela Adameșteanu Photo: C. Hélie/Gallimard

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Placé sous le signe d’un retour aux sources synonyme de l’inévitable retour du refoulé, „Fontaine de Trevi » compose avec „Situation provisoire“ (Gallimard, 2013, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès) et „Vienne le jour“ (Gallimard, 2009, traduit du roumain par Marily Le Nir) un très beau triptyque romanesque. Après trente ans passés en Allemagne et en France, Letitia Arcan rentre à Bucarest pour tenter de récupérer un héritage confisqué par le régime communiste. La sagesse doublée de mélancolie a pris la place du sarcasme et de l’humour noir qui, jadis, faisaient contrepoids aux vérités tues et aux convictions trahies.

Placé sous le signe d’un retour aux sources synonyme de l’inévitable retour du refoulé, „Fontaine de Trevi » compose avec „Situation provisoire“ (Gallimard, 2013, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès) et „Vienne le jour“ (Gallimard, 2009, traduit du roumain par Marily Le Nir) un très beau triptyque romanesque. Après trente ans passés en Allemagne et en France, Letitia Arcan rentre à Bucarest pour tenter de récupérer un héritage confisqué par le régime communiste. La sagesse doublée de mélancolie a pris la place du sarcasme et de l’humour noir qui, jadis, faisaient contrepoids aux vérités tues et aux convictions trahies.

Une fois de plus, comme dans l’inoubliable „Matinée perdue“ (l’un des chefs-d’œuvre de la littérature roumaine du 20e siècle, écrit par Gabriela Adameșteanu en 1983, traduit en français par Alain Paruit et paru en 2005 dans la collection „Du monde entier“ des éditions Gallimard), une femme promène un regard lucide sur une vie empêchée – la sienne – et une ville mal-aimée – Bucarest, années 80 –, invitant le lecteur à traverser en sa compagnie une journée longue comme un demi-siècle.

Lorsque Letitia Arcan pose ses bagages dans la chambre qui fut jadis celle de Claudia Morar, la fille de ses meilleurs amis roumains, les souvenirs se bousculent, se complètent et se contredisent, donnant naissance à un troublant portrait de groupe avec dame, sur fond de trahisons, de mensonges, d’actes manqués et de paroles ravalées. Entre ceux qui partent et ceux qui restent, entre ceux qui pensent qu’il vaut mieux avoir des remords que des regrets et ceux qui le leur reprochent timidement ou bruyamment, le courant ne passe pas toujours. „Elle a dû comprendre qu’elle était allée trop loin, hier soir, après son ‘Vous ceux qui sont partis, vous ne voulez rien reconnaître de bon dans ce qu’on a ici !’, parce qu’elle n’arrêtait pas de chercher mon regard, lequel était resté fixé sur le poster de la déesse de la chambre, Claudia Felicia Morar: une longue gamine maigre, les cheveux bouclés, qui porte un jean roumain délavé et un tee-shirt noir sur lequel il est écrit en rouge one love, et qui montre la vieille pièce de mille lei qu’elle s’apprête à jeter, par-dessus son épaule gauche, dans la Fontana di Trevi.“

C’était en avril 1990, lorsque la liberté tant fantasmée était enfin arrivée du côté de Bucarest, souillée du sang des adolescents écrasés en décembre 1989 par les tanks communistes, durant „ce qu’on appelle la révolution“. Les Morar, pour leurs premières vacances romaines, qui coïncidaient avec leur première sortie hors de Roumanie, prenaient la pose devant le bassin adossé au Palazzo Poli, entourés de rires et de gouttes d’eau, de magnolias en fleur et de cartes dépliées sur des sacs à dos. Leur fille Claudia, qui avait sans doute vu „La Dolce Vita“ à la cinémathèque, avait insisté pour faire un détour par la célèbre fontaine baroque conçue par le Bernin. Rétrospectivement, Letitia s’amuse à superposer l’image du père de famille et celle d’Anita Ekberg l’invitant dans l’eau de la fontaine, avec son généreux décolleté, „Aurelian, come here! A quoi lui, trébuchant à cause de ses lacets, il aurait répondu en criant d’une voix soudain forte, tout en enlevant ses chaussures, Arrivo, arrivo!“.

Si l’image est tellement saugrenue et pourtant tellement vraie, c’est parce que Letitia se souvient d’avoir dansé à son tour avec Anita et Marcello, les yeux écarquillés devant la toile d’un cinéma de banlieue où elle se rendait avec son amant clandestin de l’époque: „Je garde en mémoire l’image de leur couple dans la fontaine, après les fêtes de la nuit, près des tritons attelés au coquillage de marbre d’Océan. Plus je vieillis, plus ils sont jeunes et beaux.“

Entre-temps, les rues de Bucarest sont devenues méconnaissables et la vieille pièce de mille lei n’a plus cours; Claudia Morar, qui vit désormais aux Etats-Unis, a fait le deuil de son one love, Şerban, fauché par une balle le 21 décembre 1989 devant le restaurant Le Danube; à Rome, la dolce vita a fait long feu et la „Fontana di Trevi“ a été recouverte d’un linceul à la mort de Marcello Mastroianni … Seule Letitia, qui n’a toujours pas renoncé à l’idée de transformer sa vie en roman, croit dur comme fer que tous ceux qui jettent une pièce dans le bassin des souvenirs dormants finiront bien par revenir un jour dans la Cité éternelle de leur jeunesse gaspillée.

Dans son recueil intitulé „Voyages et autres voyages“, Antonio Tabucchi consacrait un court texte aux „villes du désir“: „Réelles mais retirées, souvent inaccessibles ou alors marquées par la nostalgie d’un impossible retour, elles sont enfermées dans une sorte d’enchantement qui les transfigure jusqu’à les rendre fantastiques.“ Parmi celles-ci, la petite ville de Combray de Proust, pas si éloignée de Paris, mais vivant suspendue dans un temps perdu, ou bien le Dublin revécu par Joyce depuis Zurich, ou encore la Lisbonne réinventée par Fernando Pessoa et l’inaccessible Samarkand fantasmée par son hétéronyme Bernardo Soares dans „Le Livre de l’intranquillité“. Le vieux Bucarest arpenté par Letitia Arcan dans les interstices de son exil franco-allemand aurait pu compléter la série – puisqu’il s’agit tout autant d’une ville réelle et pourtant inatteignable, une ville qui aurait pu être mais qui n’est plus là, une ville au conditionnel passé dont on peut seulement rêver en jetant, par-dessus son épaule gauche, une vieille pièce de mille lei dans la fontaine de jouvence.

Corina Ciocârlie

Gabriela Adameșteanu<br />
Fontaine de Trevi<br />
Traduit du roumain par Nicolas Cavaillès<br />
Gallimard, 2022<br />
552 p., 25 euros
Gabriela Adameșteanu
Fontaine de Trevi
Traduit du roumain par Nicolas Cavaillès
Gallimard, 2022
552 p., 25 euros