Johann Zarca, qu’on appelait jadis „Le mec de l’underground“, pensait en avoir fini avec le bois de Boulogne depuis qu’il a arrêté de se défoncer – désormais, Zarca, ce mec qui adorait „se périmer les narines“ ne consomme même plus d’alcool. Pourtant, parce qu’il veut écrire sur une prostituée travelo, il y retourne, au bois – et c’est pour lui comme un retour sur les lieux du crime, comme un voyage dans le temps, où la tentation de la rechute le guette, le bois ayant changé, non seulement parce que lui n’a pas l’habitude de le traverser sobre – foncedé, comme il dit, il se sentait invulnérable – mais aussi parce que, depuis peu, les cas de viols, d’agressions et de meurtres s’y multiplient.
Le sujet de son reportage – Zyed, un „galérien alcoolique et toxicomane“ qui, le soir, devient Chicha, prostituée du bois de Boulogne et que Zarca a rencontré au service addictologie de l’hôpital René-Muret – il ne le verra pourtant que quelques minutes, puisque la prostituée se fera embarquer, peu après leur rencontre, par un client inquiétant à la face de vautour, à qui elle ne fait pas confiance, mais qu’elle suivra pourtant, parce qu’il paie bien, et qui l’emmènera dans une maison à Saint-Cloud, où Chicha vivra des horreurs dignes d’un snuff: l’y attendent, outre l’homme à la face de vautour, deux hominidés d’une laideur totale (elle les appellera Porc et Bulldog), qui l’humilieront, la violeront, l’agresseront de la pire des façons.
S’appropriant un fait divers passé inaperçu – car „qu’est-ce que les flics en ont à foutre, d’un travelo“, comme le dira un des bourreaux –, Zarca décrit la cavale de Zyed sans l’embellir ni la transcender, l’auteur racontant sans fioritures une journée – la dernière – de la vie d’une prostituée transgenre, de son réveil en fin d’aprèm, à partir duquel Zyed cherchera à se défoncer à coups de gnôle, de shit et de speed, jusqu’à ce déferlement de violence à Saint-Cloud en passant par sa journée de taf, les clients timides, agressifs, la sororité entre putes, le danger qui rôde sans cesse, l’angoisse, les cris dont on ne sait s’ils expriment la jouissance (feinte), la peur ou la violence.
C’est brut, souvent très sombre, même si quelques intrusions d’auteur où Zarca, en début de roman, joue au narrateur homodiégétique et esquisse quelque chose comme une poétique de ce roman entre documentaire et fiction, glissent un peu de jeu dans un texte où ça ne rigole guère.
Si l’on peut regretter, comme souvent chez Zarca, son style un peu désinvolte – l’écriture est parfois trop relâchée – et si l’on aurait aimé une investigation un peu plus poussée – au final on apprend très peu sur la vie de Zyed – „La nuit des hyènes“ n’en est pas moins un roman comme un coup de poing, sorte de „Funny Games“ sans la frime esthétique d’un Haneke, et dont on ne sort pas indemne.
La haine du troisième sexe
Changement de perspective pour „Les fleurs du mâle“, puisque Claude Schmit nous y fait plonger dans la peau d’un des bourreaux, son personnage principal, le policier Juan Santillana ayant beaucoup de mal à encaisser le fait que son fils René se transforme peu à peu en Renée, ce qui pousse cet homme déjà raciste et homophobe – d’aucuns diront donc un très bon flic – à se radicaliser de plus en plus, commençant par la fréquentation de Bouclier, une organisation douteuse qui cherche à purifier la France de ses fléaux – l’immigration, le laxisme, la trop grande tolérance pour le troisième sexe –, puis incitant des intégristes algériens à perpétuer un attentat contre un endroit huppé où se produit son propre fils.
En même temps, son ami et collègue de travail Aldo Mazzola enquête sur l’assassinat de contre-ténors et se découvre soudain une fascination grandissante pour l’opéra, ce qui permet à l’auteur des digressions sur Orphée et les castrats ainsi que des envolées lyriques un peu grandiloquentes au centre desquelles Aldo se met à l’écoute du monde et de son bruissement. Or, il se pourrait bien que les deux intrigues soient liées (Diamante, le frère de Juan, est contre-ténor), comme nous le confirme un revirement final assez abscons.
Écrit dans une langue qui se veut rêche, brute, immédiate (mais qui ne l’est pas), cherchant à reproduire les codes du néo-noir (sans y parvenir vraiment), „Les fleurs du mâle“ est en réalité une interrogation sur la position du mâle dans une société qui en découd avec la virilité, et qui, depuis le mouvement metoo, s’en prend systématiquement à l’homme, violeur, toxique, méchant, agressif, brutal.
Si le sujet et son angle d’attaque – à contrepied du discours parfois un peu à l’emporte-pièce de la gauche – sont intéressants, il se dégage de ce roman quelque chose de nauséabond. La fascination de Schmit pour le mal et les mâles, sa capacité à embrasser, en focalisation interne, des personnages abjects, homophobes, misogynes, racistes, pourrait paraître courageuse – si son propos n’était pas comme contaminé par la haine de ses personnages.
Schmit se veut houellebecquien, cherche à provoquer en mettant au centre un individu à l’idéologie de vieux réactionnaire qui devient plus lepéniste que Marine. Mais au contraire d’Houellebecq, il ne parvient ni à choquer, ni à entretenir ce flottement si caractéristique du célèbre misanthrope: car si personne n’a encore réussi à vraiment savoir si Houellebecq est arabophobe ou misogyne, le roman de Schmit ne permet aucune ambiguïté.
Pour commencer, les personnages manquent de vraisemblance, la haine de son personnage principal, psychologiquement expliquée par sa jalousie envers son frère Diamante, paraissant un simple prétexte à se vautrer dans la boue du discours d’extrême droite, où l’arabophobie côtoie allègrement l’homophobie.
On est un peu soulagé, en fin de compte, que le roman, dont les personnages restent béats devant le génie de Richard Wagner, semble ne pas s’intéresser aux Juifs (il évoque la haine et les attentats des Arabes contre la religion catholique et la profanation des églises des chrétiens mais oublie la multiplication des attentats antisémites en France) – car il y a de fortes chances que les propos des personnages en eussent été encore plus écœurants.
Il est tout à fait possible et même légitime et fascinant de se glisser, dans une fiction, dans la peau d’un être détestable, aux valeurs (plus que) douteuses. Mais tout roman construit un système de valeurs – c’est très important pour les romans philosophiques de Schmit où les personnages, en fin de compte, ne sont jamais que des prétextes pour laisser l’auteur s’adonner à une sorte de débat philosophique autour de questions sociétales.
Dans le système de valeurs construit par un roman, il est essentiel de distinguer entre les valeurs des personnages qu’on suit en focalisation interne (ou autre) et les valeurs que l’œuvre véhicule – cela permet à l’auteur, par les moyens de l’ironie dramatique ou du manque de fiabilité du narrateur, de se distancier de ses personnages.
Or, chez Schmit, cela ne fonctionne pas: les femmes sont systématiquement capricieuses et hystériques – même Aldo, ce personnage aux antipodes de Santillana, trouve sa femme chiante, qui passe son temps à lui crier dessus –; la misogynie omniprésente se poursuit jusque dans les métaphores (la musique est „une femme dangereuse“); les crimes qui apparaissent en bordure de l’intrigue sont constamment perpétués par des Arabes; comme pour les migrants dans „Reynaert au pays des merveilles“, les hétéros du roman se sentent „envahis“ par une marée de „travelos“ et de „transgenres“; le personnage de René est insupportable, reproduisant l’intégralité des clichés que les gens de droite imputent aux „tarlouzes“ et „pédales“, René(e) se confondant en „œillades aguichantes“ et „moues boudeuses“.
Pis, il y a tout un tas d’écueils qui montrent que l’argumentation sous-jacente de l’auteur est riche en paralogismes, raccourcis intellectuels et partis pris – en début de roman, on nous dit qu’un signe sûr de la féminité de René, c’est qu’il déteste les poils, suggérant qu’une vraie femme se doit d’être sans pilosité aucune; ailleurs, Santillana dit comprendre la haine des Coulibaly, associant à deux reprises la „féminisation dégoulinante“ aux attentats du Bataclan alors que les Eagles of Death Metal, le groupe qui y a joué le 13 novembre, est au contraire un des tout derniers exemples d’un rock couillonné, leur chanteur Jesse Hughes, fervent défenseur du port d’armes, devant au contraire être une sorte de héros pour Santillana.
Il y a d’autres problèmes et illogismes dans la construction de son roman – d’un personnage qui nous barbe avec sa fascination pour Wagner depuis des plombes, on apprend, à la moitié du roman, qu’il vient de découvrir Wagner – qui donnent l’impression d’un roman bâclé, écrit à la va-vite et suintant une idéologie plus que douteuse.
Info
„La nuit des hyènes“ de Johann Zarca, 2022, éditions Goutte d’Or, 192 pages, 17 euros
„Les fleurs du mâle“ de Claude Schmit, 2022, éditions Phi, 178 pages, 19 euros
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können