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Festival de CannesTous égos?: „Triangle of Sadness“ et „R.M.N.“ mettent le néolibéralisme en crise

Festival de Cannes / Tous égos?: „Triangle of Sadness“ et „R.M.N.“ mettent le néolibéralisme en crise
„Triangle of Sadness“ de Ruben Östlund, en compétition officielle, 3,5/5

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Pendant le cinquième jour du festival, la compétition officielle propose deux fictions centrées (entre autres) sur les ravages du néolibéralisme par deux réalisateurs déjà couronnées par une Palme d’Or, avec des approches diamétralement opposées: là où le Suédois Ruben Östlund offre une satire décapante quoique parfois un peu trop évidente, le Roumain Christian Mungiu verse dans un réalisme social un brin sentencieux.

„Tous égaux“, clame une vieille milliardaire sur une croisière à une serveuse qui peine à en croire ses oreilles. Se rendant compte de l’énormité de ce qu’elle vient de proclamer, qui a ses pieds plongés dans un jacuzzi alors que l’employée dont elle ne connaît même pas le prénom – Alicia, apprendra-t-elle par la suite, comme si le fait de tirer une personne de l’anonymat en y attelant un prénom changeait quoi que ce soit à l’exploitation – est payée (peu) pour être (constamment) à l’écoute de son désir de vielle bourge, la vielle propose une inversion carnavalesque des valeurs, demandant (oui, au sens de: exiger) que tous les employés se baignent à l’instant.

C’est un moment-phare du nouveau film de Ruben Östlund, dont le précédent „The Square“, satire sur le monde de l’art, avait eu la Palme d’Or en 2017: son souci d’égalité n’est en réalité rien d’autre qu’une lubie, une étincelle de compassion qui laisse vite fait place au désir de voir les autres répondre à ses ordres – son désir même d’empathie est phagocyté par son égocentrisme, son habitude.

Rien à faire, cette dame-là est contaminée jusqu’à la moëlle par le néolibéralisme – et l’on ne peut s’empêcher de penser à David Foster Wallace et son „A supposedly fun thing I’ll never do again“, où il décrivait l’impression de désespoir („despair“) qu’il éprouvait à se retrouver sur une croisière de luxe, où le bateau était constamment miné par la rouille causée par l’eau de mer tandis que dessus, des corps de vieillards se décomposent sous un soleil impitoyable. Il y voyait l’incarnation même de la lente érosion de toute vie sur notre planète.

Divisé en trois chapitres – un peu à la manière de „The Favourite“ de Yorgos Lanthimos –, „Triangle of Sadness“ commence, après une scène de shooting hilarante, par un dîner entre le modèle Carl (Harris Dickinson) et l’influenceuse Yaya (Charlbi Dean), dîner qui tourne au vinaigre quand le couple se chamaille à cause de l’addition dans un dialogue où non seulement la dynamique du couple est disséquée mais où apparaissent comme en arrière-fond l’aberration du monde ô combien superficiel et ridicule des fashionista et autres influenceurs. C’est bien écrit, très drôle et ça joue sur la longueur excessive de la discussion comme savait le faire, à l’époque, un Quentin Tarantino.

Peu après, le couple se retrouve sur une croisière, où il a été invité aux côtés des très riches de ce monde, croisière qui, lors d’une soirée en l’honneur du capitaine, un marxiste et alcoolique chevronné incarné par Woody Harrelson dont l’apparition, tel le Tartuffe de Molière, se sera fait attendre, fera naufrage. Pendant la troisième partie, les survivants se retrouvent sur une île, où les rapports sociétaux seront inversés, puisque les riches, déjà incapables de survenir aux besoins les plus élémentaires en temps normal, sont complètement inaptes à la survie dans une situation que n’aurait pas renié un William Golding. Du coup, ce seront ceux dont la vie en temps normal est déjà du darwinisme à l’état social qui prendront la relève.

Dans l’ensemble, „Triangle of Sadness“ est une robinsonnade satirique à l’humour grinçant, parfois un peu over the top, un peu trop clinquante dans sa réalisation – mais en même temps, la forme illustre parfaitement le fond – dont le fond subversif aurait mérité de déboucher sur un humour encore un brin plus méchant, mais qui fait du bien dans une compétition pour l’instant trop maussade, trop peu dynamique, un peu mou du genou.

„R.M.N.“ de Christian Mungiu, en compétition officielle, 3/5
„R.M.N.“ de Christian Mungiu, en compétition officielle, 3/5 Photo: MobraFilms

Du moment qu’ils restent chez eux

Quelques heures plus tard, l’esthétique léchée et l’humour grinçant de Ruben Östlund seront remplacés, dans la salle Debussy, par un village de Transylvanie sans éclat, recouvert par une neige terne, sale. Le film commence avec un gamin qui se balade dans une forêt, seul. A un moment, il s’arrête, voit quelque chose hors-champ et détale, atterré. On ne saura pas ce qu’il a vu, car Rudi, fils de Mathias, cessera dès lors de parler.

Rentrant de Regensburg, où il avait travaillé dans un abattoir – un travail qu’il vient de quitter après que son préposé l’ait traité de gitan et qu’il l’ait cogné en retour –, Mathias (Marin Grigore) retrouve un village agité par l’arrivée de travailleurs sri-lankais, que la communauté linguistiquement bigarrée – on y parle roumain, hongrois et allemand – semble vouloir repousser comme un corps rejette un organe qu’on greffe.

Dans „R.M.N.“, le nouveau long-métrage de Christian Mungiu, qui avait remporté la Palme d’Or en 2007 pour quatre mois, trois semaines, deux jours, tout doit être externalisé : les Roumains partent bosser en Allemagne – et comme les villageois ne se contentent guère du salaire maigre proposé par la boulangerie dont la patronne, afin de satisfaire à des exigences de l’UE, recrute des réfugiés sri-lankais, ce seront donc des réfugiés qui s’attelleront à la tâche.

Au départ, elle en recrute deux. Quand arrive un troisième, les villageois pressentent un raz-de-marée, comparent à d’autres pays, qu’ils disent infestés par les réfugiés, exigent qu’on les expulse et se rassembleront d’abord dans l’église puis dans la salle des fêtes pour un débat qui sera plutôt un ramassis de paroles racistes – car ce qui rebute avant tout ces villageois, c’est que leur pain soit pétri par des main sales, des mains de sri-lankais.

Tout ça est évidemment déclamé sur le mode du „On n’a rien contre ces gens, du moment qu’ils restent chez eux“, une rengaine déclamée à plusieurs reprises. Consterné devant tant d’imbécilité et d’ailleurs l’une des seules figures lumineuses de ce film sombre de bout en bout, Csilla (Judith State) sera l’un des seuls points de repère pour le spectateur dans ce marasme idéologique.

Au-delà des agitations sociétales, la vie de Mathias est agitée par des remous sur tous les plans: les moutons de son père, qui a des origines allemandes, disparaissent, son épouse l’accueillit avec une froideur qui n’a d’égal que la température extérieure et son amante, qui travaille dans la boulangerie, a d’autres chats à fouetter que de s’occuper de cet homme indifférent, taciturne, renfrogné et xénophobe non par conviction, mais par mimesis, parce que les autres le sont.

Si le portrait du repli identitaire d’un village qui, malgré la bigarrure linguistique de ses habitants, montre un faciès monstrueux, est choquant et qu’il est courageux d’avoir centré sa narration autour d’un personnage principal foncièrement antipathique, le film paraît prêcher un peu aux convertis et dégage une légère impression de déjà-vu, constat à laquelle une scène finale fantasmagorique, en dépit de sa force visuelle, ne changera pas grand-chose. Bien moins sentencieux, on aura préféré, dans sa condamnation du racisme structurel, le long-métrage de James Gray, plus saisissant, plus subtil aussi. En tout cas, malgré les qualités des deux films, il est à gager que ni Östlund ni Mungiu répéteront leurs exploits cannois passés.