Classifié parmi la „weird wave“ grecque – à savoir des films un peu loufoques, incongrus, comme le désormais très connu Yorgos Lanthimos en réalise –, „Apples“ du réalisateur Christos Niklou se dit inspiré par „Blindness“ de José Saramago et „1984“ de George Orwell. De „Blindness“ de Saramago, le réalisateur tire l’idée d’une épidémie étrange, qui ne rend pas, comme chez l’auteur portugais nobélisé, les gens aveugles mais qui les fait, comme dans „The Buried Giant“ de Kazuo Ishiguro, tout oublier, au point que ces amnésiques finissent à l’hôpital, à partir d’où certains réintègreront leurs foyers alors que d’autres, parce qu’ils sont seuls ou parce que leurs partenaires ou parents ou enfants ont eux aussi succombé à l’oubli, y restent sans que personne ne vienne les réclamer. Pour ceux-là, un programme est développé, qui leur permettra de réintégrer la société en se forgeant de nouveaux souvenirs et, ce faisant, une nouvelle identité.
Par le biais de cassettes audio, Aris recevra des instructions diverses, qui l’incitent tantôt à écraser une voiture contre un arbre, tantôt à se faire plaisir dans un strip-club, tantôt à se rendre auprès d’un patient d’hôpital sur le point de décéder et de s’occuper de lui. A chaque fois, une photo est à prendre avec un polaroïd puis à coller dans un album photo de souvenirs. Peu à peu, ces injonctions prennent des tournures plus étranges, peu à peu, l’on se demande à quoi rime tout ça, peu à peu aussi, l’on se rend compte de l’ampleur de ce projet orwellien, qui vise peut-être à uniformiser complètement les existences humaines dans un but inconnu, ce dont Aris se rendra compte quand il rencontre une jeune femme qui reçoit des instructions étrangement similaires aux siennes.
Si le film thématise non seulement le lien entre mémoire et identité et s’il se demande à quel moment un système qui impose à des hommes dont la mémoire ne fonctionne plus des souvenirs préfabriqués se transformera en totalitarisme, il lui manque un brin de folie, quelque chose qui, comme chez Lanthimos, poursuive dans la forme l’incongruité des prémisses sémantiques. Néanmoins, il s’agit d’un début prometteur par un réalisateur qui, dans ce renouveau du cinéma incongru et absurde, devrait choisir d’embrasser encore plus la pente de la bizarrerie.
Le réel (presque) sans filtre
Quand il apprend que son père vient de subir un arrêt cardiaque, le réalisateur Fabrizio Maltese n’hésite pas et prend l’avion pour rejoindre ses parents en Italie – un voyage qui, dans des conditions normales, se serait déroulé sans heurts. Sauf qu’on n’est plus dans des conditions normales depuis un certain temps et que l’histoire du film se passe au printemps 2020, alors que la première vague épidémique submergeait le monde et que la peur, celle qui maintenant s’est détachée du virus parce qu’elle s’est trouvée une nouvelle cible, nous paralysait tout autant que les mesures de confinement imposées par les gouvernements.
Arrivé en Italie du Nord – là où la pandémie faisait, en ses débuts, le plus de ravages –, le cinéaste est d’abord rassuré, puisque l’opération du père se passe bien. Pourtant, à peine rentrée de l’hôpital, la famille est confrontée au virus, qui les frappe tous les trois. Si le fils et le père s’en sortiront indemnes, c’est la mère qui ne survivra pas. Ironie de la tragédie, voici un fils qui craignait de venir en Italie enterrer son père et qui, quelques séquences plus tard, filme le cercueil de sa mère.
Au départ, les images de ce documentaire n’étaient pas censés être partagées avec un quelconque public – après la mort de sa mère, le réalisateur éprouvait, comme il dit, une certaine frustration devant la réalisation qu’il n’avait, lui, un cinéaste, guère d’images filmées de sa mère, chose à laquelle il voulait remédier, commençant par filmer son père et son quotidien, surtout marqué par le travail du deuil, filmant le père et rendant ainsi hommage à sa mère décédée.
Le documentaire qui suit est constitué de séquences très, parfois trop intimes, captées avec un téléphone, au cours desquelles on voit le père trier les affaires de son épouse défunte, déchiffrer un dernier post-it sur lequel elle a griffonné des messages énigmatiques, subir les désagréments des tests PCR, passer des coups de fil ou discuter avec son fils sur la pandémie et le vide d’un monde déserté. Si les séquences sont touchantes, le film est parfois à la limite du voyeurisme – il aurait peut-être fallu une réflexion plus poussée sur les limites de l’intime, sur le seuil de ce qui peut être montré, partagé avec autrui.
Dîner avec sa mauvaise conscience
Adam (Dobromir Dymecki) et Anna (Agnieszka Zulewska), un couple polonais froid et élégant, décident de passer les vacances dans une petite villa près d’un village italien. Leur but, comme ils l’expliqueront alors qu’ils dînent dans la trattoria du propriétaire de la villa, ça n’est pas de voir du pays ou de s’immerger dans la culture locale: ces vacances sont avant tout censées leur servir de repos, raison pour laquelle c’est à une véritable isolation qu’ils procèdent – dans une scène fortement symbolique, qui se répétera plusieurs fois, le mari fait descendre et remonter les volets comme autant de petits exercices de coupure à volonté du monde extérieur.
Plus tard, quand tout sera déjà détraqué, le portail le sera aussi, laissant un Adam frustré que le monde ne soit plus sous contrôle de sa petite télécommande. Ce détraquement s’installera très lentement. Afin de pouvoir s’entraîner – Adam et Anna sont un de ces couples qui accompagnent leur petit-déjeuner d’un jogging matinal – et de se reposer autour, il fallait une maison avec piscine. Or, surprise, en découvrant la bâche, Adam se rend compte qu’il n’y a pas d’eau dans la piscine. Ils appellent le propriétaire, qui leur propose une réduction, puis une invitation à dîner dans sa trattoria, la meilleure du coin, certifie-t-il avant de se résigner à ce que ce couple peu empathique, soit intraitable: ce sera la piscine ou rien.
Un réfugié est engagé comme ouvrier, qui perce des trous dans le ciment de la piscine sous un soleil écrasant, au grand dam du couple, dont le séjour est perturbé par tant de bruit. Un accident mortel plus tard, la police vient enquêter sur les lieux et leur demande, après avoir visionné les enregistrements des caméras de surveillance censées être là pour filmer avant tout d’éventuels cambrioleurs, si vraiment ils ont tout fait pour sauver la vie de cet homme. Comme le confessera Adam vers la fin du film: tout au long de tout ça, il n’a pensé qu’à lui-même, à sauver sa peau, à interroger ses réactions – et même cette mauvaise conscience, inutile en fin de compte, n’est que du narcissisme, n’est qu’un réflexe d’homme issu du monde aisé.
Pour ne plus trop penser à la tragédie et pour pouvoir se fuir, le couple se délitant lentement après les événements, Adam et Anna acceptent l’offre d’un instructeur de plongée, qui leur assure que ça les divertira – alors que le réfugié, après avoir survécu la longue et dangereuse traversée en mer, se noie dans une piscine de riches, ces mêmes riches plongent dans un océan qui a connu tant de morts par noyade.
Si ce premier long-métrage d’Aga Woszczynska est quelque peu saturé en séquences symboliques, il n’en reste pas moins une fiction qui se confronte à un sujet dur, qu’il traite sans pathos, instaurant dès le départ, par la présence des militaires, par les grondements de cette mer qui charrie des cadavres, par des plans où la caméra escamote parfois plus qu’elle ne montre les disputes entre Adam et Anna, un sentiment de menace au milieu de ce qui veut encore se vendre comme un havre de paix, la réalisatrice essayant de répondre à la question de ce que ça signifie d’être européen en ces jours – une question qui a encore gagné en actualité ces deux dernières semaines.
A la fin, lors du dernier dîner avant de rentrer en Pologne, le fantôme du réfugié mort les rejoint. Anna pose le bol de salade à sa droite, Adam ressert du vin à son épouse. Personne ne pipe mot. Finalement, être européen, c’est peut-être ça: dîner dans le confort de sa maison alors que la mauvaise conscience s’invite à table.
„Apples“ de Christos Niklou, en sélection officielle: 3/5
„I Fiori Persi“, de Fabrizio Maltese, en compétition documentaire: 2,5/5
„Silent Land“ d’Aga Woszczyńska, en competition officielle: 3,5/5
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