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Passion livresUn poète de l’Amérique noire

Passion livres / Un poète de l’Amérique noire

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On dit de lui qu’il fut le premier écrivain noir américain à vivre de sa plume. À la lecture de „The Big Sea“, l’autobiographie du poète Langston Hughes, publiée aux États-Unis en 1940, traduite en français et éditée dans l’indifférence générale par Pierre Seghers en 1947, on comprend l’immensité du chemin parcouru par ce jeune homme né dans le Missouri et passé par toutes les conditions: mess-boy à bord d’un cargo en route pour l’Afrique, plongeur et serveur dans une boîte de jazz parisienne, crève-la-faim dans les rues de Gênes, professeur d’anglais à Mexico, étudiant à Columbia et à Lincoln, journalier chez les maraîchers de Staten Island, garçon de restaurant et sommelier à Washington …

La route fut longue et éprouvante jusqu’à la médaille Harmon de littérature, remise par le Conseil général des Églises en 1931, et surtout aux quatre cents dollars qui l’accompagnent. Une petite fortune qui le conforte une fois pour toutes dans sa vocation d’écrivain. Cette décision „irrévocable“ vient clôturer les quatre cents pages de ce fourmillant récit aux innombrables aventures et anecdotes, formidable témoignage de la condition des Noirs et, plus largement, des minorités raciales, dans la première moitié du XXe siècle américain.

„La littérature est une grande mer où grouillent des poissons de toutes sortes. J’y ai jeté mes filets et retiré ma pêche. Et je continue.“ „The Big Sea“ est donc celle de la création littéraire, riche des „Grandes Profondeurs“ dans lesquelles Langston Hughes (1901-1967) aura baigné jusqu’à sa mort. De son premier livre, „The Weary Blues“, à son ultime recueil de poésie, récemment traduit en français sous le titre „La Panthère et le fouet“ (Ypsilon Éditeur, 2021), l’auteur aura incarné quelque chose d’essentiel dans le regard porté sur la vie des Noirs des États-Unis au XXe siècle et dans le combat contre la folie furieuse de la ségrégation.

Au long de ce voyage initiatique, le contraste est saisissant entre une Amérique éperdument raciste et une Europe où, malgré le fascisme et le nazisme qui s’annoncent, malgré la misère qui sévit, les Noirs goûtent à la liberté d’une vie possible. Possible, mais incertaine, tant les temps sont durs. „Il est très difficile de mourir de faim“, note Langston Hughes avec humour, lors d’un séjour malheureux à Gênes, où il se retrouve sans argent ni papiers, logeant à l’asile et passant ses journées à tenter de trouver le moyen de retourner à Paris. Finalement, ce sera New York.

„The Big Sea“ fait ainsi revivre un temps d’extrême précarité où les événements et le hasard décident à la place des volontés. La vie est fragile, celle d’un Noir en Amérique, bien souvent une succession de déconvenues et d’humiliations. Et pourtant. Ce récit d’apprentissage aux allures de classique reflète avec humour et élégance les aléas d’une jeunesse aventureuse, où naît le désir des mots et de la poésie. Alors que son père a très tôt fui les États-Unis pour le Mexique, où il mène de florissantes affaires loin de la discrimination raciale, Langston Hughes s’obstine. Au bout de son périple, fait de voyages en mer, de rencontres, de musiques et de lectures, il retourne étudier à l’université de Columbia, grâce au soutien de ce père, avec qui il entretient pourtant une relation distendue, puis à celle de Lincoln, en Pennsylvanie. C’est le milieu des années 20, qui „furent celles de la Renaissance noire de Manhattan“, étrange époque où „les Noirs étaient à la mode“.

Alors que ses poèmes commencent à circuler et à gagner en résonance au sein de l’intelligentsia et de la bourgeoisie noires (dont l’auteur ne manque pas d’épingler la veulerie et la soumission), Langston Hughes se retrouve témoin d’un déferlement qui voit les Blancs „venir en foule à Harlem“ et faire la fortune du Cotton Club, „un lieu où la clientèle noire n’était pas la bienvenue“… Une véritable politique ségrégationniste au cœur de Harlem, l’Amérique n’est pas à une contradiction près. L’engouement durera à peu près jusqu’à la crise de 1929. Et la vérité de „la prétendue Renaissance noire des années 1920“, on s’en doute, „n’est pas si joyeuse et étincelante que ça“. Certains intellectuels noirs ont cru, semble-t-il, à la possibilité d’une nouvelle vie, plus tolérante. Langston Hughes, quant à lui, dévoile les ressorts d’une illusion et les dessous d’une hypocrisie qui fit tout de même la célébrité de Louis Armstrong et de Joséphine Baker. Business as usual. Cela n’empêcha pas l’auteur de s’amuser.

Dans ce document exceptionnel, écrit au plus près du bitume de Washington et des ports marchands du continent africain, Langston Hughes fait revivre trente années d’un peuple marqué par la domination raciale, soumis au poids du colonialisme, écrasé par la mécanique de l’oppression qui se joue des pauvres et des faibles. À Mexico, à Paris, à New York. Sa poésie, marquée par le jazz, le blues et la vie des invisibles, est ignorée par l’intelligentsia blanche. Mais elle ne plaît pas non plus à la critique noire, qui lui reproche d’être le reflet „de la vulgarité et de la corruption de son époque“, et de représenter les Noirs sous leurs pires aspects. „Pour ma part“, répond tranquillement Langston Hughes, „je connaissais très peu de gens, où que ce soit, qui soient absolument beaux ou absolument bons.“

Laurent Bonzon

Langston Hughes

„The Big Sea. Une autobiographie“
Éditions Seghers, 2021
Traduit de l’anglais (États-Unis)
448 p., 22,50 €