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Passion livresLes rouages du politiquement correct sont décrits dans „L’Après littérature“ d’Alain Finkielkraut

Passion livres / Les rouages du politiquement correct sont décrits dans „L’Après littérature“ d’Alain Finkielkraut
Alain Finkielkraut Photo: Hannah Assouline/Opale/Leemage/Editions Stock

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Agitateur de consciences depuis 1977 (quand paraissait „Le nouveau désordre amoureux“, signé en collaboration avec Pascal Buckner), Alain Finkielkraut ne cesse d’interpeller, de provoquer, de fasciner les uns et d’irriter les autres en démontant les rouages du consensus et du politiquement correct.

Son dernier opus, „L’Après littérature“, sorti à la rentrée chez Stock, part de l’évocation d’un personnage secondaire de la „Recherche“ proustienne, Tante Céline, qui, mue par un „sentiment d’humanité“ à toute épreuve, arrache au grand-père du narrateur une exclamation exaspérée, empruntée à Corneille („Ô ciel! Que de vertus vous me faites haïr“), mais ne semble pas moins promise à un bel avenir: „Aucune différence de rang, de race et de sexe ne résiste à son instinct démocratique. (…) Ne pas s’y méprendre donc: sous ses dehors spectaculairement anachroniques, Tante Céline est éminemment actuelle. (…) Elle apparaît ridicule dans le récit de Proust. Mais rira bien hélas qui rira le dernier.“

On l’aura compris, il s’agit, pour Alain Finkielkraut, de fustiger „le nouvel ordre moral“ qui s’abat de nos jours sur la vie de l’esprit, sous maintes formes: entre autres, l’écriture inclusive, cette volonté de „défigurer“ la langue française au nom de l’égalité des sexes et de la remplacer par un „sabir affreux“ („Cher·e·s édudiant·e·s, vous êtes convoqué·e·s pour venir rencontrer vos interlocuteur·trice·s pour l’année“), ou encore la „nouvelle offensive antisexiste“ qui, dans la foulée de #MeToo et de #BalanceTonPorc, châtie instantanément à coups de „name and shame“.

Pour faire barrage aux mauvais penchants libérés au fil du 20e siècle, la culture „woke“, qui met Alain Finkielkraut en colère, nous rappelle sans cesse à „l’ordre du semblable“. Sous la bannière de l’égalité et de l’humanité, les redresseurs de torts se permettent de corriger, de compléter ou d’enrégimenter les œuvres du passé – et c’est ainsi qu’on finit par retirer „Lolita“ de Nabokov de tous les programmes universitaires, c’est ainsi qu’un metteur en scène (Leo Muscato) décide de récrire la fin de l’opéra de Bizet, faisant tuer Don José par Carmen … Au grand dam de tous ceux qui avaient admiré jadis le machiavélisme de Médée ou de Lady Macbeth, qui n’avaient pas vitupéré contre les manigances de la Marquise de Merteuil, qui ne s’étaient pas interdit la lecture des „Dix Petits Nègres“ d’Agatha Christie, l’idéologie dominante réussira inévitablement à imposer un seul récit convenable et „purgera bientôt notre patrimoine littéraire de toutes les histoires récalcitrantes“.

Pour Alain Finkielkraut, défendre l’approche littéraire de l’existence, c’est déplorer la disparition progressive d’un rapport au monde tissé de nuances et de finesse. Peu à peu, les mots sont remplacés par l’écran, la subtilité par l’émotivité, la complexité ambiguë du récit par la „transparence inflexible“ de ce discours réfractaire aux singularités qui prolifère insidieusement, à la manière des éoliennes sur les flancs de collines et des trottinettes le long des rues, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. „Néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle, déni de la contingence tout au long de la pandémie qui nous frappe: le mensonge s’installe, la laideur se répand, l’art est en train de perdre la bataille. C’est un crève-cœur.“

Bien plus qu’une discussion sur la place des livres aujourd’hui, „L’Après-littérature“ est une tentative – donquichottesque, certes – de démonter „la certitude qu’à le présent d’avoir percé l’énigme de l’histoire en surmontant tous les préjugés“. En se plaçant sous le haut patronage de Philip Roth et de Milan Kundera (tous deux recalés chaque année par la „vertueuse obstination“ des jurés du prix Nobel de littérature, soucieux de ne pas couronner, à travers leur œuvre romanesque, une soi-disant „version masculine du monde“), l’auteur de „L’Après littérature“ entend montrer à quel point la connaissance par l’écriture et la lecture importe. Par la même occasion, il avertit contre ce qui arrive quand on voit proliférer – sur les réseaux sociaux et ailleurs – le refus de l’ironie, l’intolérance à l’égard du second degré. Le pire reproche qu’on puisse faire au „nouvel ordre moral“, autrefois incarné par le politiquement correct, c’est d’être „aveugle“ à tout ce qui fit jadis la force et l’élégance de la littérature. De contribuer ainsi, jour après jour, à l’avènement d’une „réalité sans dehors, sans altérité, sans poésie possible: le „technocosme“.

Les romanciers et les poètes ne façonnent plus les âmes, Alain Finkielkraut en est inconsolable. Si on ne le suit pas forcément dans tous les méandres de son raisonnement, on conviendra qu’il ne se trompe pas sur l’essentiel. A force de lisser les contours et de minimiser les différences, à force d’oublier l’art de la plaisanterie si cher à Kundera et de contourner le territoire de la mélancolie arpenté par Philip Roth, nous sommes entrés dans „l’âge de l’après littérature“. De vrais livres continuent d’être écrits et imprimés, „mais ils n’impriment pas. Ils n’ont plus de vertu formatrice. (…) Sinon pour le mettre au service de l’une ou l’autre des causes qui leur sont chères, les descendantes et descendants de Tante Céline n’ont plus besoin de Shakespeare.“

Corina Ciocârlie

Alain Finkielkraut

L’Après littérature
Stock, 2021
234 p., 19,50 €