Quel drôle d’œuf a donc pondu Baba Yaga! Dans son dernier roman, impertinent et picaresque en diable, l’écrivaine Dubravka Ugrešić, qui réside aux Pays-Bas depuis son exil de Croatie au début des années 90, accompagne trois vieilles dames pour des vacances désinhibées dans un grand hôtel de luxe à Prague. Avec elles, la vieillesse n’a pas grand-chose à voir avec un naufrage … „Baba Yaga a pondu un œuf“, ou la réécriture d’un mythe slave en mode combat.
Au premier abord, elles passent inaperçues, mais l’écrivaine croate veille au grain et a décidé de suivre pas à pas ces „mignonnes petites vieilles dames“: „Elles roulent à côté de vous comme un tas de pommes fripées. Elles marmonnent dans leur barbe, discutant avec leurs interlocuteurs invisibles comme des Indiens. Elles prennent le bus, le tram et le métro comme des bagages oubliés.“ Une mise en lumière romanesque du troisième et du quatrième âge au féminin, le tout en quatre parties, dont la première, „Pars là-bas – je ne sais pas où. Rapporte ça – je ne sais pas quoi“ prend une résonance toute personnelle, puisqu’on y reconnaît le portrait de l’écrivaine en „fille de“.
„L’été, dans le quartier de Novi Zgareb où vit maman, l’air pue la fiente d’oiseau.“ C’est là, dans cette ville et cet appartement familiers, que tout commence et que tout s’achève aussi. Récit à la première personne d’une universitaire et écrivaine dont la mère s’absente peu à peu, et tente, coûte que coûte, d’échapper à l’invisibilité qui la menace, cette ouverture émouvante prend des allures de chronique de l’éloignement entre une mère vieillissante et sa fille.
Il faut dire que „ces trois dernières années, sa biographie s’était réduite à une liasse de certificats de sortie d’hôpital, d’analyses médicales, de lectures de radios, et son album photo à des IRM et des scanners de son cerveau“, raconte la narratrice, désireuse d’aider sa mère à conserver malgré tout le goût de l’existence. Gestes touchants, incompréhensions, agacements, obsessions …, à l’angoisse de la mère répond celle de sa fille, l’une croisant l’autre dans les profondeurs de la psyché et alimentant les fragilités. Jusqu’à un voyage par procuration que la fille entreprend au nom de sa mère, dans la Bulgarie de ses origines, sur les traces d’un monde lui aussi disparu. C’est là que la narratrice fait la connaissance de la jeune Aba, admiratrice de l’écrivaine et future spécialiste du folklore, qui étalera toute sa science dans la troisième partie du roman, „Plus tu en sais, plus vite tu vieillis“, à travers un „texte compilatoire“ intitulé „Baba Yaga pour les nuls“.
Entre-temps, dans la deuxième partie („Demande, mais sache que toutes les questions ne sont pas bonnes à poser“) qui constitue le cœur (battant) du roman, Dubravka Ugrešić nous aura conduits au Grand Hôtel N, célèbre pour son spa, où trois charmantes vieilles dames, dont on a auparavant entendu parler dans le quartier de Novi Zagreb, viennent faire un séjour dispendieux et déluré.
Il faut dire que c’est Pupa qui régale et qui a insisté pour partir incognito avec ses amies en vacances „le plus loin possible“… Cette ancienne gynécologue, qui sait qu’elle n’en a sans doute plus pour très longtemps, entend profiter une dernière fois des valeurs capitalistes que toute la partie Est de l’Europe s’est rapidement mise à vénérer. Et en République Tchèque comme ailleurs, le changement de société, né de l’„incroyable foire aux vanités révolutionnaires rancies“, a fait quelques gagnants et pas mal de perdants. Comme tant d’autres, ces vieilles dames ne se sont assurément pas enrichies grâce aux miracles de la „transition“.
Voici donc Pupa, Beba et Kukla parties pour une épopée glorieuse et à peu près immobile au sein d’un hôtel un peu magique, où exercent le Docteur Topolanek, qui sait que le plus simple est de „gagner de l’argent sur la vanité des gens“; et le faux masseur turc, bosnien de nationalité, au cœur „grand comme une mosquée“, devenu priapique suite à l’explosion d’une grenade serbe dans la ville martyre de Sarajevo … Un invalide de guerre d’un genre nouveau pour un monde nouveau, où toutes les valeurs sont sens dessus dessous.
Bien sûr, entre deux massages, un grand nombre de confidences et quelques heures passées à la roulette du casino de l’hôtel, chacune de ces femmes cultive ses petits secrets et quelques mystères biographiques qui, un jour ou l’autre, ressurgiront du passé. „Qui sait ce qui détermine nos biographies“, s’interroge la narratrice, „les vies peuvent être comme ci ou comme ça.“ On peut, par exemple, dépouiller un casino et devenir riche en jouant simplement le numéro de son appartement. Une sorte de sortilège, parmi tous ceux à mettre au crédit de ces trois sorcières, héroïnes du temps qui a passé.
Mais „les vieilles sorcières pondent de bons œufs“, nous rappelle le dicton polynésien. „Ça veut dire que les vieilles femmes sont porteuses de bonnes choses“, souligne le roman déjanté et féministe de Dubravka Ugrešić, elle aussi désignée traître à la patrie et qualifiée de „sorcière“ par un régime croate atteint de bouffées nationalistes délirantes. „Baba Yaga est une femme-substitut, elle est là pour vieillir à notre place, pour être vieille à notre place, pour être punie à notre place. Son drame est le drame de la vieillesse.“ Le temps de son roman subversif, Dubravka Ugrešić rend ce drame intensément joyeux.
Laurent Bonzon
Dubravka Ugrešić
„Baba Yaga a pondu un œuf“
Traduit du croate par Chloé Billon
Christian Bourgois Éditeur, 2021
448 p., 23,50 €
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