Tout commence lors d’un stage intensif de méditation auquel l’auteur assiste, quelque part dans le Morvan. Une dizaine de jours de silence et d’exercices spirituels, de riz et de légumes bouillis, durant lesquels Emmanuel Carrère, observant sa respiration, „immobile, sur un petit coussin“, sent poindre en lui les prémices d’un malaise, alors qu’il n’est là que pour rafraîchir ses connaissances, dans le but d’écrire le petit livre qu’il projette depuis longtemps. Il faut dire que la méditation, considérée par certains maîtres chinois „comme le couronnement des arts martiaux“, offre au voyageur intérieur bien des chemins, y compris ceux „périlleux qui descendent et bifurquent et se prolongent en gouffres à l’intérieur de soi“.
Il y a au moins deux livres dans „Yoga“, ce qui n’est peut-être pas un hasard puisque, à l’origine, le terme même – l’écrivain en fait une figure principale de son œuvre et de sa vie – signifie le joug sous lequel on attelle, ensemble, deux chevaux ou deux buffles. Deux animaux, deux pas, deux souffles, qu’il faut guider ensemble pour que leur pas soit harmonieux, comme le corps dans l’exercice de la méditation, entre tension et détente, présence et distance, pensées qui nous traversent et distance de l’observation.
Le premier livre, fort de l’habileté de l’écrivain à manœuvrer en profondeur et de ses 25 ans de tai-chi, de yoga et de méditation, fait le récit passionnant de ce qui a conduit Emmanuel Carrère à passer d’un aimable projet de petit ouvrage sur le yoga à l’objet que le lecteur tient entre les mains, et qui suit pas à pas, tout en s’ouvrant largement sur la noirceur du monde, les étapes d’une véritable descente aux enfers (intérieurs).
Le second livre, nettement plus flottant malgré sa construction séduisante, raconte comment l’auteur passe de l’hôpital psychiatrique, où il est interné pour une grave dépression à son travail auprès de jeunes migrants sur une île grecque du Dodécanèse: une forme de lente rémission au bout de laquelle il entrevoit de nouveau une lueur au fond du tunnel – et la possibilité d’aimer.
Entre les deux, un silence, une sorte d’ellipse, un mensonge par omission qu’Emmanuel Carrère, dont la littérature ne ment pas, assume devant son lecteur. La randonnée au travers des territoires mentaux de l’écrivain en est profondément bouleversée. Et ce, malgré la qualité du tracé et du verbe qu’il dessine pour regagner la lumière.
Au demeurant, grâce à cet auteur souffrant d’un „trouble bipolaire de type 2“, on aura cheminé avec bonheur dans les grands espaces de l’activité mentale, à la poursuite du mouvement perpétuel qui traverse les états de la conscience: „Je suis changeant, nous sommes changeants, le monde est changeant. La seule chose qui ne change pas, c’est que tout change, tout le temps.“
Ici comme ailleurs, ainsi que s’exprimait le capitaine Haddock, cité à plusieurs reprises dans „Yoga“, „c’est à la fois très simple et très compliqué“! Pour descendre à l’intérieur de soi, tout est une question de respiration, finalement. Inspirez, expirez. L’intérieur devient extérieur, l’extérieur devient intérieur. „Ecrire tout ce qui vous traverse ,sans le dénaturer‘, c’est exactement la même chose qu’observer sa respiration sans la modifier.“ L’écriture avec Emmanuel Carrère est bel et bien une forme de méditation.
Laurent Bonzon
Emmanuel Carrère
„Yoga“
P.O.L, 2020
400 p., 22 €
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