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Un r(ao)ut envenimé: „Le dieu du carnage“ revisité et déconstruit par Frank Hoffmann

Un r(ao)ut envenimé: „Le dieu du carnage“ revisité et déconstruit par Frank Hoffmann

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Après ses adieux à Recklinghausen, Frank Hoffmann revient au TNL en proposant une version déconstruite du très connu „Dieu du carnage“ de Yasmina Reza. Souvent ingénieuse, l’adaptation de cette fable sombre autour d’un lent effritement du vernis de la civilisation montre quelques signes d’essoufflement sur sa fin.

C’est un point de rupture virulent: vers la moitié de la pièce, Annette Reille (Jeanne Werner) commence à dégueuler, ruinant le salon hypermoderne du couple Houillé, avec ses trois baies vitrées impeccablement lavées et ses masques africains accrochés avec soin et symétrie. Profitant d’un moment d’inattention, elle étale son vomi sur les livres d’art (du Bacon, surtout) de Véronique Houillé, transformant en geste vindicatif cette manifestation biologique de son mal-être. Et signale ainsi définitivement la fin du délicat pacte social sur lequel s’appuyaient encore quelques minutes plus tôt les échanges conversationnels entre le couplé Houillé et le couple Reille.

Son adaptation par Roman Polanski (avec notamment Kate Winslet et Christoph Waltz) a fait entrer „Le dieu du carnage“ de Yasmina Reza au panthéon des classiques théâtraux. La plupart connaîtront donc l’intrigue de la pièce: après que Bruno Houillé s’est fait attaquer en cours de récré par Ferdinand Reille, les parents de la victime invitent les géniteurs du petit malfrat afin de régler, en adultes civilisés, le différend.

Evidemment, parce que c’est inscrit dans la nature humaine (et parce que sinon, il n’y aurait pas eu de pièce), les choses ne se dérouleront pas comme prévu et l’on suivra avec délice et anxiété le lent déraillement des civilités entre les hôtes et leurs invités jusqu’à ce qu’on réalise que la sauvagerie des gamins en cour de récré reste enfouie au fin fond de ces quatre adultes. Et que cette sauvagerie se déchaînera de plus en plus au cours d’un huis clos à la fois loufoque et menaçant.

Une graduelle dégradation

L’un des points forts du texte de Reza, parfois un chouia trop manichéen, réside dans la façon dont l’auteure indique dès le départ, dans les détails conversationnels, que les choses ne vont pas tarder à s’envenimer: alors que Véronique (Valérie Bodson) propose une déclaration des faits et qu’elle indique que le fils Reille était „armé“ d’un bâton, le parti adverse s’offusque: „armé“, c’est un peu fort, ça indique d’emblée les mauvaises intentions, l’on s’imagine tout de suite le faciès d’un gamin insupportable, un futur délinquant, une petite racaille, un véritable fouteur de merde, ne pourrait-on pas s’accorder sur „muni“?

D’accord pour muni d’un bâton – et les deux couples de s’autoféliciter sur leur capacité à la (re)conciliation – il est bien loin, pour eux, le temps des affrontements puérils entre gamins idiots. Sauf que. Et oui, sauf qu’évidemment, la vie est une éternelle cour de récré où l’on joue incessamment du coude, Alain Reille (excellent François Camus), un avocat véreux qui défend une industrie pharmaceutique tout aussi véreuse, le sait bien.

Le défi, pour une mise en scène de la pièce de Reza, était à la fois de montrer la graduelle dégradation des rapports humains sans négliger le registre comique. Et ceci en ne répétant pas trop ce qui a déjà été fait avec le matériau d’origine. Un pari tenu en partie par Hoffmann: alors que Polanski avait opté pour un cadre somme tout assez réaliste, un lent déraillement des rapports, une tension narrative qui s’installait progressivement et qui lentement montait, Hoffmann prend le contre-pied d’un tel choix et tire sur tous les registres possibles – on trouve des moments farcesques hilarants, mais aussi des déchaînements inquiétants – pour mettre en scène un huis clos où les choses ne s’effritent pas lentement mais sont toujours déjà sur le point de basculer.

Salon postmoderne

Ainsi, dès le début, de très courts moments où l’ambiance bon enfant bascule dans la violence puis retrouve son équilibre civilisateur montrent qu’Hoffmann opère plutôt par brèches, par écaillements, par contrastes. Pour montrer combien sont ridicules ces personnages, Hoffmann fait porter à Véronique des tulipes sur sa tête. Annette a des tendances exhibitionnistes (pour montrer le dénudement, le surgissement des pulsions, c’est peut-être un peu facile), Alain est tellement accro à son portable que son smartphone est rattaché à son corps à l’instar d’un cordon ombilical et qu’il mime son vrombissement par d’enfantins onomatopées. Quant à Michel (Serge Wolf), il se moque à point nommé, lors d’une séance de rut interrompue, du diminutif ridicule („Toutou“) dont s’appellent les Reille.

Sur fond d’une scénographie magnifique signée Christoph Rasche (qui dépeint de façon minimaliste un salon postmoderne pour bourges), les acteurs s’en donnent à cœur de joie. Si le huis clos fonctionne, c’est aussi grâce à une chorégraphie qui fait que la situation initiale – quatre adultes assis autour d’une table pour discuter, force est de constater que ça n’est guère palpitant – est vite brisée grâce au recours à une dynamique qui fait bouger les choses et grâce à un éclairage qui illumine la scène par des couleurs de plus en plus criardes, des teints de moins en moins conventionnels et de plus en plus crus.

C’est vers la fin que l’on commence à sentir un certain essoufflement: les bonnes idées de la mise en scène sont répétées trop souvent (la mère Houillé qui appelle, les vibrations du portable d’Alain). L’on comprend que Hoffmann voulait montrer la stagnation, l’impossibilité à se sortir du cycle de violence une fois qu’on y est entré, la monotonie aussi de cette vie bourgeoise – il n’empêche que la pièce aurait gagné à être davantage condensée et ciselée. Qui plus est, la déferlante d’idées de mise en scène paraît parfois un peu vaine: si Hoffmann tire un grand plaisir (certes partagé la plupart du temps) à faire voir l’ingéniosité de sa mise en scène, celle-ci n’est pas toujours au service de la pièce et du texte. Là où la sagacité de la version Polanski avait pour mérite de faire surgir la violence des rapports humains avec plus d’intensité, la version de Hoffmann se perd parfois dans les dédales de son propre souci déconstructionniste. Néanmoins, la pièce reste à voir – pour son inventivité, pour le jeu des acteurs, pour l’intelligence du propos et pour sa beauté scénographique.