L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul lève un voile de plus sur la face noire de «MBS», le «prince mystère de l’Arabie». Dans son enquête, Christine Ockrent livre le dessous des cartes dans l’affaire de l’opposant disparu.
De Corinne Le Brun
Nous avons tous été dupés par «MBS»?
Christine Ockrent: Non. C’est pour cela que j’ai fait cette enquête parce qu’on connaît très mal l’Arabie saoudite. Et on a tendance toujours, nous autres Occidentaux, à appliquer nos critères et notre grille de lecture par rapport à l’extraordinaire rigidité, l’archaïsme, l’étouffoir qu’a été l’Arabie saoudite pendant plusieurs dizaines d’années. Le roi désigne son plus jeune fils comme prince héritier. Pour la première fois, il casse le système qui consistait à ce que le sommet du pouvoir passe de frères en frères, tous des vieillards cacochymes. On voit ce jeune homme arriver, qui a une vision de son propre pays consistant à le faire entrer dans le XXIe siècle mais par rapport à ses propres critères. Il prône le permis de conduire, sous condition, pour les femmes, les divertissements, le sport, tout ce qui était interdit par un espèce de corset religieux. Oui, ce prince est une bonne nouvelle et il parle en plus d’un islam modéré. Alors que, en Arabie saoudite, le mélange de l’interprétation intégriste wahhabite du Coran et les Frères musulmans a donné naissance aux terroristes Ben Laden et Daesh. Mais l’erreur que nous avons commise c’est d’imaginer que tout cela allait se faire à notre manière. Non, évidemment. Ce jeune prince s’avère extrêmement brutal et il met en prison au fil des jours au moins trois mille personnes tantôt des militantes progressistes et féministes mais aussi des religieux conservateurs hostiles à ses réformes.
Le prince héritier sera-t-il le fusible?
Je ne crois pas. La nature même de ce régime c’est de ne pas se remettre en cause. Il semble que le vieux roi Salman fait revenir dans le tout premier cercle des princes plus âgés, pas la génération de MBS parce que ses cousins de sa génération il les a matés par la rafle du Ritz Carlton il y a un an. Ces princes-là ont perdu le contrôle des forces armées des services de sécurité, ils ont dû rendre beaucoup d’argent. Le niveau de la corruption dans ce pays est l’un des plus élevés au monde. Il est intéressant que le roi Salman fait remonter quelques vieux princes pour essayer de calmer le jeu. L’affaire Khashoggi constitue une très forte secousse pour le pouvoir saoudien. Le roi ne va pas dire, je me suis trompé, je renvoie mon fils. Au contraire, le roi l’a conforté en lui confiant une mission de plus qui est de réorganiser en un mois les services de renseignements. La patronne de la CIA était à Ankara hier pour essayer de comprendre quels sont les éléments véritablement dont disposent les Turcs. Parce qu’on n’a jamais eu les preuves de ce que les Turcs ont avancé, on n’a toujours pas entendu les enregistrements audio et encore moins vu la fameuse scie avec laquelle un médecin légiste aurait démembré ce malheureux Jamal. Il n’y a pas d’enquête américaine, il y a une enquête turque et en principe une enquête saoudienne en bonne entente avec les autorités turques.
Le deuxième «Davos du désert» a été mis à mal par l’affaire Khashoggi.
Mais il a eu lieu. Mohammed ben Salman a eu droit à une ovation debout quand il est arrivé. Il y a eu deux communiqués communs de Berlin, Londres et Paris. Madame Merkel a décidé de suspendre toute vente d’armes à l’Arabie saoudite. On verra ce que feront la France et la Grande-Bretagne. On est en plein dans la contradiction de nos pays où, certes, on a un discours nécessaire sur les valeurs mais en même temps les intérêts économiques sont ce qu’ils sont, notamment en ce qui concerne l’armement.
Comment un mort, Jamal Khashoggi, a pu faire basculer la diplomatie politique et économique alors que 10.000 morts au Yémen, essentiellement sous les bombes saoudiennes, n’y sont pas parvenus avant?
L’histoire du Yémen est complexe. Il y a une obsession excessive mais réelle de la part du régime saoudien et de la part des Emirats arabes, et notamment l’Emir d’Abu Dhabi qui est le grand complice du prince héritier saoudien. Ils voient que l’Iran chiite a gagné la Syrie, contrôle l’Irak et pour la première fois, grâce au Hezbollah libanais, va jusqu’à la Méditerranée. L’Iran est la grande gagnante du chaos qui règne au Moyen-Orient. L’Iran installe au Yémen un Hezbollah bis avec les houthistes rebelles. Donc, ils font la guerre. Les Emirats ont des troupes au sol, contrôlent petit à petit les ports dans le sud du Yémen. Les Saoudiens et leur aviation, eux, sont nuls. Ils bombardent des cars scolaires, des marchés … Déjà ravagé par des guerres civiles, le Yémen connaît une catastrophe humanitaire énorme. Cette guerre déclenchée par le prince héritier – et les Emirats – , il ne peut pas la perdre ni la gagner non plus. Oui, nos opinions publiques se taisent, déjà indifférentes à ce qui s’est passé en Syrie, sept ans de guerre avec des centaines milliers de Syriens qui ont dû fuir le pays. Pourquoi l’affaire Khashoggi a cristallisé un mouvement de révulsion? C’est parti de Washington, d’un organe de presse très puissant et aussi pour des raisons politiques. Mais c’est parti surtout de la Turquie avec Erdogan qui aurait pu étouffer cette affaire. Il a manipulé cette histoire avec beaucoup d’habileté, depuis trois semaines. Il s’est bien gardé d’accuser directement le roi ou le prince héritier mais il veut lui aussi dominer le monde sunnite, lui qui est frère musulman.
Quel impact l’affaire Khashoggi peut-elle avoir sur les relations entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis?
Dans un pouvoir absolu, il n’y a ni d’espace politique ni, comme dans nos démocraties, de sanction qui viendrait d’en haut. Le problème pour le pouvoir saoudien est d’essayer de calmer le jeu surtout vis-à-vis de Washington parce que le président américain est dans une situation embarrassante étant donné sa proximité avec les institutions saoudiennes, l’importance des contrats d’armements qui sont en jeu et le rôle que joue le congrès et notamment des sénateurs républicains qui exigent une transparence sur cette affaire. Or, c’est le congrès américain qui donne ou non le feu vert pour les livraisons d’armes. Ce sera une épreuve politique et diplomatique très embarrassante, à deux semaines des élections de de mi-mandat du 6 novembre aux Etats-Unis.
Quel regard portez-vous sur «la liberté» de la presse en Arabie saoudite?
Elle n’existe pas. L’Arabie saoudite occupe la 169e place dans le classement de la liberté de la presse dans le monde (rapport Reporters sans frontières, 2018). Jamal Khashoggi n’était pas non plus un journaliste classique. C’était un frère musulman qui avait fait son parcours à l’intérieur même du système de pouvoir saoudien, il était un très proche conseiller de l’un des princes évincés par MBS, un prince qui avait dirigé les services secrets saoudiens pendant une vingtaine d’années avant d’être ambassadeur à Londres et à Washington. Khashoggi s’est mis à l’abri à Washington quand il a senti que par rapport à la mouvance à laquelle il appartenait, la poigne du jeune prince devenait de plus en plus vigoureuse et menaçante. Il est devenu un personnage incontournable à Washington parce qu’il était un des rares sinon le seul à expliquer comment fonctionnait ce système et à le critiquer.
Reporters sans frontières (RSF) et plusieurs ONG insistent sur une «enquête internationale crédible et indépendante» dans l’affaire de l’assassinat de Jamal Khashoggi.
J’adhère à ce projet mais c’est une vue de l’esprit. Cela ne se fera pas. Les Nations-Unies n’ont aucune autorité pour faire ce genre de chose. La Turquie n’est pas le paradis de la liberté d’expression. C’est assez savoureux de voir le président Recep Erdogan qui a mis lui-même en prison une bonne partie de journalistes turcs de grande qualité s’ériger en défenseur de transparence quand il s’agit de l’affaire Khashoggi. L’idée qu’il y aura une enquête indépendante avec le drapeau des Nations Unies, c’est sympathique mais cela ne se fera pas.
Vous-même, dans les années 70, aviez fait l’interview du roi Fayçal à Riyad.
Je travaillais pour «60 minutes», le magazine d’information de la chaîne de télévision CBS News. J’ai fait l’interview du roi Fayçal parce que le journaliste américain avait raté son avion. C’était très étrange parce que Fayçal ne comprenait pas pourquoi il devait répondre à une femme. Il s’était mis quasiment de profil pour ne pas avoir à me regarder. Pour ce livre, je suis allée une seule fois en Arabie saoudite. Ce n’est pas le genre de pays où on va facilement. Je faisais partie d’un groupe d’experts, j’ai eu des contacts intéressants. Je ne me sentais pas en danger. J’ai rencontré des gens très courageux qui ont continué, dès mon retour en France, à me donner des informations. Pour se mettre eux-mêmes à l’abri, ils ont exigé de rester anonymes, ce que j’ai respecté. C’est un système où les gens ont peur. A l’intérieur du pays, en Europe et en Turquie encore plus. Quand j’ai travaillé sur ce livre ces derniers mois, j’ai été frappée de vérifier la crainte, même des Saoudiens résidant en Europe craignant tantôt pour leur propre sécurité mais surtout pour celle de leur famille restée au pays.
Est-il permis oui ou non, de poser la question, pourquoi Mohammed ben Salman devrait être écarté? Que l'on soit d'accord avec sa politique ou non, personne ne peut prétendre que, personnellement, il ait commis un crime. Du cynisme pure ! J'en conviens.