Comment parler de l’indicible, comment le montrer, le mettre en récit? C’est une des questions qu’on se posait ce weekend à Cannes – après que Jonathan Glazer eut choisi la fiction très esthétisée pour restituer le quotidien de Rudolf et Hedwig Höss à Auschwitz, ce fut à Kaouther Ben Hania de s’interroger sur la façon de transposer à l’écran l’histoire bien réelle d’Olfa Hamrouni et de ses quatre filles, dont les deux aînées, Rahma et Ghofrane, ont rejoint Daech.
Le très attendu „May December“ de Todd Haynes raconte quant à lui comment une actrice s’immisce dans la vie d’une famille américaine pour mieux connaître cette mère qu’elle est censée incarner et qui fut condamnée pour après avoir commencé une liaison scandaleuse avec un petit jeune de 13 ans, fondant ensuite avec l’adolescent une famille en apparence ni plus ni moins (dys)fonctionnelle que n’importe quelle famille américaine de leur voisinage.
Alors que cette 76e édition du festival est d’ores et déjà hantée par le double – il y eut les partenaires inégaux et anagrammatiques de „Los Delincuentes“, les jeux de miroir de „Monster“ et ce jeune ado qui, lentement, se transforma en créature dans „Règne animal“ –, Kaouther Ben Hania a choisi, pour raconter cette tragédie familiale, une voie semi-documentaire.
Ce choix se justifie d’autant plus qu’il lui permet de contourner plusieurs écueils possibles: si elle évite de soumettre cette histoire tragiquement réelle aux exigences structurelles d’un récit et de verser dans ce voyeurisme actanciel qui peut faire partie du geste d’observer l’autre pour mieux l’incorporer – c’est exactement ce dont nous avertir le film de Haynes –, la réalisatrice enrichit la forme documentaire classique, qui maintient souvent une certaine distance émotionnelle face au sujet de la recherche, d’un dispositif où Olfa, ses deux filles, les actrices et la réalisatrice négocient sans cesse comment parler du passé, comment le représenter, dans une sorte de groupe de travail qui n’est pas sans rappeler „Je verrai toujours vos visages“.
D’entrée de jeu, la réalisatrice explique, à Olfa et à ses deux filles, mais évidemment aussi au spectateur, les règles du jeu: toutes trois se joueront elles-mêmes, mais seront accompagnées de trois actrices, d’un parce qu’il fallait bien quelqu’un pour jouer Rahma et Ghofrane, de deux parce Ben Hania veut éviter à la mère de devoir revivre des scènes trop traumatiques, trop difficiles à jouer.
Brouiller les frontières
Et le film de se lancer alors dans la reconstitution d’une histoire familiale où les mauvais coups du destin se multiplient au fur et à mesure que les hommes – le père et un nouvel amant – défilent et que l’éducation d’Olfa lui fait tabasser ses filles, dont elle ne supporte pas qu’elles aient envie de flirter, d’assumer leur sexualité, d’affirmer que leur corps leur appartient, bref de s’occidentaliser.
Cette mère, doublement présente à l’écran comme pour souligner son omniprésence dans la vie des quatre filles, n’en est pourtant pas réduite à une croyante réactionnaire intransigeante et méchante – à la voir tantôt sourire, tantôt pleurer, tantôt secouer la tête, comme si ses propres agissements passés la consternaient ou l’amusaient à tour de rôle, à la voir aussi négocier, avec sa doublure, son comportement, l’actrice la rabrouant parfois, lui signalant que son comportement dans telle situation était au mieux incohérent, au pire inacceptable, à l’observer qui se justifie, se débat, se perd dans les mailles d’une éducation conservatrice qu’elle a appliquée à sa vie sans jamais la questionner, il se produit ce miracle propre à l’art narratif, qui fait qu’on la comprenne sans la comprendre, cette mère, qu’on soit touché par cette femme écorchée par la vie qui, dans une scène où elle se rend, avec sa fille déjà radicalisée, à un poste de police tunisien, apparaît d’abord pour se jouer elle-même puis, au prochain plan, observe de loin son double actantiel la remplacer, incapable de continuer son jeu tant ça rouvre les plaies du passé.
Incroyablement touchant, et souvent drôle – car oui, on peut faire un film (partiellement) drôle sur Daech, Kaouther Ben Hania nous montrant que l’humour est un domaine impénétré et impénétrable par les djihadistes aux visages muets et impassibles, messagers de la mort eux-mêmes déjà passés de vie à trépas –, „Les filles d’Olfa“ parvient à égrener, sans voyeurisme ni excès de pédagogie, les étapes vers l’irrémédiable, esquissant le portrait d’une famille déchirée par la tragédie en alternant entre showing et telling, les scènes reconstituées, où la mise en récit afflue, étant en fin de compte assez rares: la restitution filmée sert ici de prétexte, d’écran protecteur pour amener les filles et la mère à parler en toute liberté, les frontières entre répétition, préparation et film se brouillant de plus en plus.
Sans complaisance ni auto-apitoiement, Tayssif et Eya, les deux sœurs cadettes, évoquent des moments horribles – les abus du partenaire de la mère, leur placement au foyer pour éviter qu’elles ne se radicalisent elles aussi – puis s’esclaffent quand la mère raconte – et on sent que c’est une histoire qu’elle a dû raconter des milliers de fois, que c’est une de ces scènes qui unissent une famille, créant un lien narratif auquel s’accrocher en temps de tragédie – cet épisode d’une nuit de noces où l’épouse, se refusant au mari, finit par tabasser celui-ci, dont le sang imprègne alors le drap, faisant croire à la famille que le mariage a été consommé.
Pas assez de hotdogs
Chez Haynes, on reste dans la pure fiction: cela commence avec un barbecue dans les suburbs de Géorgie, où Gracie (Julianne Moore) a une seule et unique inquiétude: „I don’t think we got enough hotdogs“. Sous cette harmonie de pacotille réside le palimpseste d’un scandale en apparence enterré et oublié, mais dont les séquelles contaminent encore et toujours ce bonheur familial.
Pour commencer, ce jeune homme, Joe, n’est pas un des frères, mais le père biologique des ados qui s’apprêtent à s’inscrire à la fac – et on sent que c’est ce moment-charnière qui le force à affronter l’étrangeté de la chose, Joe n’ayant lui-même qu’une trentaine d’années.
Peu à peu, l’on en apprend plus sur la liaison jadis scandaleuse entre Gracie et Joe, avec qui elle commença à coucher quand il était encore un collégien âgé de 13 ans. Quand la chose éclata au grand jour, Gracie fut inculpée puis condamnée comme sex offender et se sépara de son premier mari, avec qui elle a eu un enfant.
Du coup, cette idylle américaine, on commence à en entrevoir les fissures – ça n’est donc pas juste le manque de hotdogs qui pose problème –, fissures que l’omniprésence soudaine d’Elizabeth (Nathalie Portman), une actrice qui veut faire la connaissance de Gracie, qu’elle incarnera dans un film, ne fera qu’agrandir.
Car l’actrice les prend très au sérieux, ses recherches pour son rôle, voire trop, qui commence à endosser le rôle d’une enquêtrice, revisitant les lieux du crime et parlant aux premiers concernés, adoptant de plus en plus les mimiques et traits d’expression de Gracie là où la différence entre les deux femmes semble d’abord on ne peut plus grande – une discussion des deux, hilarante, sur la vie professionnelle de leurs mères permet de se rendre compte du clivage –, essayant de surcroît de séduire un Joe déboussolé.
Sur fond d’une esthétique papier glacé qui reflète le monde qu’il filme, Haynes montre le vide et la tristesse d’un couple qui parle toujours de son amour pur et inconditionnel sans jamais donner l’impression de le vivre – il y a cette scène profondément triste où Elizabeth apprend que Gracie ne fait rien d’autre de sa vie que confectionner des pâtisseries dont ses voisins lui passent commande simplement pour qu’elle ait quelque chose à faire de sa vie. Du coup, quand, vers la fin, Gracie lui dit: „Insecure people are very dangerous. I’m very secure. Make sure you show that“, on saisit tout l’effondrement, toute l’autodélusion de cette femme derrière la façade.
Dédoublements et mise en abyme
Chez Haynes tout comme chez Kaouther Ben Hania, c’est le film en lui-même qui paraît se dérober – le long-métrage devient non seulement l’objet d’un métadiscours, de négociations incessantes, il est surtout hors-champ, ni tourné ni à tourner. C’est, bien sûr, un leurre, puisque c’est ce dispositif même qui rend passionnants les deux long-métrages.
Dans „Les filles d’Olfa“, c’est à travers les débats sur la façon de filmer le réel, sur ce qu’il faut montrer et ce qu’il faudrait peut-être taire (et qui ne l’est donc pas, tu), que le film feint d’installer une distance avec son sujet, donne l’illusion d’une sorte de médiation cinématographique.
Car si Ben Hania donne l’impression qu’en filmant les préparatifs plutôt que les scènes elles-mêmes, elle s’éloigne de son sujet, ça n’est que pour mieux y plonger ses personnages. Lors d’une scène particulièrement éprouvante, où l’acteur censé incarner le partenaire aussi toxique que toxico d’Olfa dit qu’il n’en peut plus, l’on sent la fragilité de ce dispositif en même temps que l’on réalise à quel point il fonctionne, la réalisatrice esquissant d’ailleurs, presque par la bande, l’histoire récente de la Tunisie, de la dictature de Ben Ali à la montée de Daech en passant par le Printemps arabe.
Chez Haynes, le film s’arrête au moment où le tournage commence, avec trois premières prises de la fameuse scène où Gracie et Joe seront pris en flagrant délit – et Elisabeth transformée en Gracie de montrer à quel point tout film vampirise, phagocyte le réel.
Si „May December“ pose plus concrètement la question de la contamination du réel par la fiction, „Les filles d’Olfa“ n’en a pas besoin, puisque ce qui intéresse Kaouther Ben Hania, c’est le réel et sa représentabilité, c’est comment raconter une histoire au plus près des concernées en évitant, précisément, cette vampirisation qui est au centre du film de Haynes.
En cela, les deux films sont les doubles fantomatiques l’un de l’autre, qui explorent mutuellement les limites du visible, les hors-champs qui les hantent, se renvoyant chacun l’image déformée de ce qu’ils ne veulent ou, chez Haynes, ne peuvent pas être.
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