Ça pourrait être la fameuse „Schueberfouer“ au Glacis ou une de ces fêtes foraines de patelin où les habitants viennent chasser l’ennui à coups de bières, d’auto-tamponneuses, de barbe à papa, de burgers graisseux et de gaufres à la Nutella. Une jeune fille (Amal Chtati) s’y essaie au stand de tir. C’est un grand dauphin qu’elle veut tirer, parce qu’elle les aime bien, les dauphins, et qu’elle en a déjà un, de petit.
Lui (Simon Horváth) aussi, en principe, elle l’aime plutôt bien – c’est du moins ce dont il essaie de la convaincre, ou de les convaincre tous deux –, qui rôde autour d’elle sans qu’on sache ce qu’il cherche. Ou plutôt, on s’en doute très vite, de ce qu’il est venu chercher, dont la démarche a la patience et l’acharnement du tigre, et qui lui dit que c’est sa mère à elle qui l’envoie – elle lui aurait demandé de veiller sur sa fille alors que les autres sont en train de s’amuser sans lui, aux auto-tamponneuses plus précisément, puisque c’est là où ça se passe.
Lui, c’est un ami de son grand frère. Enfin, un peu comme partout dans cette pièce qui dit le danger des paroles, qui précède celui des corps, il faut se méfier des mots – car cette amitié entre les deux jeunes hommes semble tissée de peu de bienveillance. Plus d’une fois tous deux l’appelleront conard et à un moment, elle lui fera comprendre que son frère le trouve trop petit et trop maigre, ce dont il se défend – il aurait eu un défaut de croissance pendant son enfance, qu’il aurait rattrapé depuis longtemps.
Entre eux, la conversation s’engage, finira par s’engager, d’abord et pendant longtemps à contrecœur, puisqu’elle lui dira à de nombreuses reprises de la laisser tranquille, insistant qu’elle n’a ni besoin de baby-sitter ni d’aide quand il essaie de lui donner des tuyaux afin de mieux tirer.
Car pour lui, en tant que bon mâle de la vieille école, il est normal qu’elle ne sache pas s’y prendre: c’est qu’il faut l’avoir fait pour de vrai, viser une cible puis lui tirer dessus, avant de pouvoir le faire pour de faux, dit-il avant de l’aider à épauler son fusil, se collant de plus en plus à elle, s’en éloignant quand elle se dégage puis revenant à la charge. Et on se doute comment cette rencontre va se terminer, parce qu’on lit dans ses yeux, dans la posture de son corps, dans ses élancements, dans ses paroles à quoi il veut en venir – et qu’il ne renoncera pas avant de l’avoir obtenu.
On s’en doute d’autant plus que cette rencontre lourde de tensions, Pauline Peyrade la raconte dans une chronologie éclatée, comme pour témoigner d’une vie qui a volé en éclats après cette rencontre: si l’on revient incessamment à cette soirée traumatisante, sur un autre plan chronologique, on voit, en accéléré, la jeune fille mener, essayer de mener une vie – elle raconte alors, au présent, dans des phrases saccadées, sa survie au jour le jour, comment elle apprend à se défendre, à ne plus faire confiance à autrui, raconte comment elle s’entraîne à la salle de musculation, déménage, change de numéro, mène une vie d’esquive.
Balance ton porc, achève ton violeur
Car si lui prétend qu’il faut avoir d’abord être passé du tir réel à sa feintise ludique (c’est par ces termes que l’on désigne communément la fiction, dans les publications universitaires qu’on y consacre) sur le stand de tir, elle montrera qu’une trajectoire inverse est tragiquement possible, passant de l’innocence de la fête foraine avec ses peluches à gagner à cette scène, à laquelle la pièce revient tout aussi souvent, où elle se trouve debout et enfonce le canon d’une carabine bien réelle dans sa bouche à lui, scène dont on se demande d’abord – c’est un choix de mise en scène habile – non seulement où elle se situe chronologiquement, dans le récit, mais aussi où elle a lieu ontologiquement: est-ce que c’est dans sa tête qu’il a lieu, ce règlement de comptes avec son agresseur, où est-elle bien sur le point d’achever son violeur?
Dans „Je suis une fille sans histoire“, un petit traité de narratologie (vulgarisée) féministe, l’écrivaine Alice Zeniter raconte comment l’autrice de science-fiction Ursula Le Guin en est venue à se poser la question pourquoi, dès les peintures rupestres, il y eut une inadéquation entre le réel et sa mise en récit: quand on sait qu’entre 65 et 80 pourcent de la nourriture des humains était cueillie, „comment notre civilisation de chasseurs-cueilleurs a-t-elle pu devenir le berceau de récits qui ne parlent que des chasseurs?“. Pour Le Guin, la chose est claire: c’est parce que la chasse au mammouth est une histoire qui a plus de suspens, de péripéties possibles, qui comporte plus de danger – et que du coup, elle a évincé une réalité qui, pourtant, prévalait.
La pièce de Peyrade le répète d’abord, ce déséquilibre entre réel et récit, quand ses personnages évoquent la fameuse chasse au mammouth et qu’elle, intériorisant ses paroles à lui, qui recourent à des clichés héréditaires, admet qu’elle ne sait pas parler et viser en même temps, qu’elle doit être „sous-développée“, reprenant alors sans le questionner l’héritage millénaire de jeux de pouvoir désuets et de récits qui n’ont plus lieu d’être.
Et si elle le répète, c’est pour mieux le dénoncer, puis le déconstruire: c’est pour cela que c’est elle qui remporte la lutte pour la mainmise sur la carabine, et qui l’enfonce dans la bouche de son violeur, dans une posture qui agit comme un pastiche de ces fameux portraits de chasseurs victorieux, pour dire la nécessité du contre-récit tout comme pour montrer un personnage qui, bien que sachant que la violence c’est mal et que la vengeance, c’est moche, ne voit d’autre solution pour sortir de la soumission, de l’humiliation et d’une vie où elle a l’impression de passer sans cesse à côté de l’amour et du désir.
On pense alors au dernier roman d’Adeline Dieudonné, „Reste“, où la narratrice raconte un viol dont elle, femme pourtant adulte, n’a que réalisé sur le tard que ç’en fut un, de viol, puisque la violence ressentie ne ressemblait pas à ces récits couverts par les médias, et qui disent des cris, des recoins noirs, des caves, des couteaux, des menaces.
Dans deux versions dissonantes qui racontent un viol dont la réalité fut contestée par les autorités, puisqu’elle ne fut ni forcée ni menacée – „mais vous la mesurez comment, la violence?“, demandera-t-elle –, lui insistera sur sa douceur à lui, et son absence de protestation à elle – „ses dents ne mordent pas“, „ses doigts ne griffent pas“ –, comme si une telle absence serait synonyme de consentement. Elle évoque au contraire les marques qu’il a laissées sur son cou – et dans sa tête, surtout, puisque ses rapports sexuels avec l’homme qu’elle aime seront problématiques, puisque coucher avec son partenaire lui rappellera à chaque fois cette première fois traumatique.
Pour sa mise en scène qui laisse l’espace nécessaire à un texte fort porté par deux jeunes acteurs convaincants, mais qui réussit tout autant à faire ressentir, comme Myriam Muller l’avait fait en début de saison avec „Blackbird“, la tension entre les deux personnages, la sensation d’enfermement, d’inéluctable, Fábio Godinho mise, comme à son habitude, sur l’électro tantôt planante tantôt menaçante de la création musicale de Nigji Sanges ainsi que sur la scénographie ingénieuse de son frère Marco, qui rappelle ici celle de „Sales Gosses“.
Reproduisant l’innocence de la fête foraine avec ses ballons gonflés à l’hélium, mais aussi sa violence potentielle, qui se manifeste à chaque coup de carabine porté, Marco Godinho a conçu une scène où des ballons, attachés à des fils ancrés au sol, flottent dans une indistinction totale entre tireur et cible, qui seront d’ailleurs réagencés au cours de la pièce comme pour montrer comment se réattribuent les positions et hiérarchies dans ce jeu de pouvoir et de violence.
Trouvant le ton juste entre l’ambiance ludique du décor de fond et la noirceur des sujets abordés, rappelant en cela „Ee Päerderchesspill“ de Jean-Paul Maes, la production actuelle du Kaleidoskop Theater qui a aussi la fête foraine comme toile de fond, „À la carabine“ réussit à faire de son plateau scénique une lecture sémiologique du monde qu’est le nôtre, où les différents signifiants – la barbe à papa, les ballons, la carabine – oscillent sans cesse entre fiction et réalité, entre jeu et violence.
Info
Prochaines représentations: aujourd’hui, le 10, 12, et 13 mai à 20.00 heures – le 7, 11 et 14 octobre à 18.30 heures – au Théâtre du Centaure.
Lire plus loin: „L’âge de détruire“, de Pauline Peyrade (2023, Editions de Minuit), „Je suis une fille sans histoire“ d’Alice Zeniter (2021, L’Arche Editeur), „Reste“ d’Adeline Dieudonné (2023, L’Iconoclaste).
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